Comme une naissance

Je n’avais rien lu d’Alexandre Desjardins avant aujourd’hui. Ses romans pourtant bien reçus par une foule d’admirateurs ne m’attiraient pas. Pour la simple raison que les livres heureux ont peu d’attrait pour moi. Des livres qu’il qualifie lui-même de gais, légers. Et voilà que je tombe par hasard sur Des gens très bien. Je savais que ça traitait du passé collaborationniste et antisémite de son grand-père. Me frotter à un livre vrai et âpre, ça m’intéressait. Et je n’ai pas été déçue.

Le coeur de l’affaire

Des gens très bien, c’est un titre très fort. À lui seul, il laisse soupçonner ce que la bonne réputation peut parfois cacher de vil. L’ouvrage se lit un peu comme une enquête. Ce qu’Alexandre sait depuis son jeune âge, c’est que Jean, son grand-père, a été secrétaire particulier d’un haut gradé du gouvernement de Vichy, le bras agissant d’Hitler en France. Qu’il y a joué un rôle important à l’époque même où les Juifs français étaient traqués, dépossédés et bientôt déportés vers Auschwitz. Et que ce rôle ambigu et peu noble a été occulté par la légende romanesque qui s’est créée autour du personnage. Mais Alexandre n’arrive plus à vivre avec cette affabulation jardinesque qui fait de celui qui a trempé dans la déportation des Juifs français quelqu’un de très bien. Jusqu’à la décision de sortir les fantômes hideux du placard, j’enrobais de rose bonbon mes relations, mes opinions et mes romans bondissants, avoue-t-il. 

Des gens très bien, c’est un livre courageux, c’est le questionnement douloureux d’Alexandre Jardin, son pugilat intime, sa volonté et sa terreur de connaître et de faire savoir la vérité, de s’extraire de la fiction de sa vie pour vivre pour de bon, au risque de briser des liens qui lui sont chers. 

Extrait

Soudain, j’ai peur. Pour la première fois de ma vie, j’accepte de perdre pied en écrivant. En livrant mon âme à ce récit qui se présente à moi comme un saut dans le vide. Un déboîtement à haut risque. Un exercice de trahison de ma lignée, une volte-face qui m’interdit sans doute d’être un jour enterré auprès des miens. Quel homme surgira, malgré moi, en assumant ce livre de vérités qui n’ont cessé de me ronger l’âme ? 

La grande question

Malgré un style qui m’a semblé parfois trop chargé, ce récit m’a prise et bouleversée. Parce qu’il n’y a jamais de réponse finale et indiscutable quand il s’agit d’établir la culpabilité. Parce qu’on se demande, comme Alexandre, comment nous-mêmes, nous aurions agi en ces temps de terreur qu’était l’occupation allemande en France. 

Je vous le recommande fortement et je sens qu’il pourrait bien m’arriver de lire du Jardin tel qu’il se livre dans ses écrits plus récents.

Alexandre Jardin, Des gens très bien, Grasset, 2010, 298 pages

Deux avis opposés sur ce livre, si vous avez le goût d’en savoir davantage. Un article très sévère dans Le Monde et une opinion favorable signée Olivia de Lamberterie, dans Elle.

Pour comprendre l’incompréhensible

La Grande librairie de ce 27 mars réunit quatre auteurs remarquables et qui, par leur origine et leur confession, nous offrent des points de vue susceptibles d’éclairer les angles obscurs de notre monde si houleux.

 André Comte-Sponville, dans « Contre la peur : et cent autres propos » (Albin Michel), nous propose par le biais des chroniques des 10 dernières années des pistes pour transformer la peur en action par la connaissance et la compréhension des phénomènes à l’oeuvre sous l’actualité.

Delphine Horvilleur est femme et rabbin. Et une intelligence de haut niveau qui livre « Réflexions sur la question antisémite » (Grasset) à partir d’une enquête littéraire, un angle original sur la question.

Le grand Amin Maalouf, d’abord journaliste, puis écrivain, à qui on doit entre autres la grandiose fresque des croisades, mais vue par les musulmans, s’intéresse au monde tel qu’il l’a vu évoluer depuis son enfance dans ce qui semble bien être « Le Naufrage des civilisations » (Grasset)

  Enfin, Hela Ouardi, dans son livre « Les Califes maudits. La Déchirure » (Albin Michel), tente de comprendre les fractures actuelles de l’islam en remontant à la source de cette religion née dans la violence qui a suivi la mort du prophète et les conflits de la succession.

Cette émission est de haut niveau. Les livres proposés me semblent passionnants. Pour écouter l’émission en streaming sur internet, suivre le lien

Vieillir pour rajeunir

La grande librairie m’apporte souvent des moments de bonheur. L’émission du 27 février, que vous pouvez écouter en streaming, fait partie de ces moments exceptionnels, inoubliables. Jetez-vous sur votre ordinateur, cliquez sur ce lien, et faites la rencontre du grand Michel Serres, ce très vieux monsieur, si jeune, si lucide, si vivant, qu’on se sent soi-même un peu vieux à son écoute, mais qui vous donne en même temps envie de consacrer les années qui restent à rajeunir. Comment? En s’intéressant à mille choses, en inventant sa propre vie. En lisant.

Son dernier livre (le 76e), Les morales espiègles, vient de paraître.


C’est finiii (larmes)

Je vais m’ennuyer! La Grande librairie fait relâche pour l’été. Il est encore temps de regarder la dernière de la saison, en reprise, le 28 mai à 10 heures sur TV5. Dans le décor inspirant de la Grand Librairie d’Arras (oui, oui, Grand sans le e), 6 écrivains échangent sur leurs coups de coeur, classiques et contemporains, à mettre dans la valise de l’été. Leurs échanges sont pleins d’humour, de vivacité et d’intelligence et se corsent lorsque chacun est appelé à présenter le livre qu’il n’a jamais pu aimer. Pour terminer, quatre libraires suggèrent le roman étranger incontournable à jeter sur le dessus du bagage. Plein de titres à prendre en note. Un bon moment littéraire, un feu d’artifice précurseur de celui de la Saint-Jean.

La grande librairie

Un autre moment jubilatoire* en compagnie de François Busnel et de ses invités – écrivains, linguistes, correctrice (au Québec, on dirait réviseure). Des érudits qui échangent passionnément autour de la langue française, de ses innombrables influences étrangères dont l’arabe et l’anglais (qui a lui même emprunté quelque 15 000 mots au français), de la manière dont les poètes et les rappeurs, entre autres, la déconstruisent et le font évoluer. Des puits de science qui nous donnent l’impression d’être nous-mêmes intelligents. Et surtout peut-être qui donnent à réfléchir à cet incroyable métissage de la langue en ces temps où les questions d’immigration et de mixité sociale alimentent tant de passions contradictoires.

Voyez le résumé de l’émission sur le site de La Grande librairie:

Dans «Les Religions, la Parole et la Violence», publié chez Odile Jacob, le linguiste Claude Hagège analyse les discours des religions. Gallimard publie dans la collection Quarto onze romans de Tahar Ben Jelloun. L’auteur et conteur marocain a lui-même choisi les oeuvres contenues dans cet ouvrage. De son côté,dans «Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit» (JC Lattès), le lexicologue Jean Pruvost rappelle ce que la langue française doit à l’arabe. Correctrice au journal «Le Monde», Muriel Gilbert publie «Au bonheur des fautes : Confessions d’une dompteuse de mots», à la Librairie Vuibert. La journaliste américaine Lauren Collins évoque son apprentissage du français dans «Lost in French», édité par Flammarion.

Ça ne paraît pas, juste comme ça, en lisant ces titres sérieux, mais si vous vous intéressez un tant soi peu à la langue, vous passerez un moment extraordinaire.

* La Grande librairie, 13 avril 2017

Entre intelligence et bêtise: un moment de pur bonheur

La Grande librairie* nous offre cette semaine un moment délectable avec des invités tous plus intéressants les uns que les autres. J’avais d’abord été attirée par Erik Orsenna (Portrait du Golf Stream, La grammaire est une chanson douce) qui a le don de s’emparer d’un sujet austère pour l’étudier sous tous ses angles, en s’appuyant sur ceux qui savent, et nous rendre le tout de sa plume précise, élégance et finement humoristique. En le lisant on se croit intelligent. Il nous parle cette fois-ci de La géopolitique du moustique. Faut le faire. Et quelle fougue pour en causer! Faut savoir que le fil d’Ariane de cette émission, c’est la bêtise humaine et l’intelligence animale. Pour en traiter, il a également invité le doyen de l’Académie française, René de Obadia, un jeune homme de 98 ans dont la verdeur d’esprit fait les délices d’Orsenna et des autres. Aussi du nombre, Emmanuelle Pouydebat, une scientifique qui publie L’intelligence animale, et Denis Grozdanovitch, Le génie de la bêtise. J’avais beaucoup aimé certains des chapitres de L’art perdu de ne presque rien faire. Je ne doute pas que ce dernier opus soit tout aussi intéressant. Enfin, entre tous les invités, circule la chaleur,  la complicité, voire la tendresse. Un pique-nique littéraire, un feu d’artifice du langage. Et le point d’orgue de cette réflexion sur la bêtise, la grande Toni Morrison qui nous parle depuis sa maison de New York de ce qui se passe dans son pays. Comme le résume si bien Grozdanovitch, ce n’est pas Make America great again, mais plutôt Make America White again.

Ne manquez pas ce moment de pur bonheur.

*6 avril 2017

Regards brûlants 

Très belle émission de La grande librairie, ce soir (23 mars 2017). Un thème qui me tient particulièrement à coeur en ce moment: la relation à la mère dans les romans. Dans Ma mère, cette inconnue, Philippe Labro s’acquitte de l’attente qu’avait formulée à son égard sa fratrie, soit d’écrire la vie singulière de leur mère. Anne Dauphine-Julliand quant à elle raconte la perte de son deuxième enfant, une petite fille, pour que ses frères, plus tard, bénéficient eux aussi de ce que la petite leur a appris, comment vivre au jour le jour, comment être heureux. Le titre a quelque chose de touchant, voire de bouleversant: Deux petits pas sur le sable mouillé. Abdallah Taïa, Marocain vivant en France, évoque sous le mode épistolaire sa relation de benjamin non désiré. Je passe sur les lauréates du prix France Télévision, toutes deux fort intéressantes pour souligner la présence de la grande écrivaine américaine qu’est Louise Erdrich dont j’avais lu avec beaucoup d’émotion Dans le silence du vent, un livre magnifique. Quelques-unes de ses œuvres ont été recommandées par François Busnuel, dont Le pique-nique des orphelins que je me propose de lire à la première occasion.

Comme toujours, des réflexions captivantes sur le rôle de l’écrivain, de la lecture, de la frontière poreuse entre réalité et fiction. Mais surtout, ce soir, ces regards, bleus ou sombres, tendres ou brûlants. Une douceur entre ces écrivains réunis autour d’une idée, le lien à la mère, et d’un désir, dire, raconter au plus près de la vérité, non pas celle des faits, mais celle des émotions.