À mon père

Je pense aujourd’hui à mon père en allé bien trop jeune et qui malgré sa rudesse fut un véritable père.

Pour toi, le jeune homme, le prétendant qui a séduit ta mère n’existe pas. Ton père est tel que tu le vois, de toute éternité et pour toujours dans les siècles des siècles: massif, immense, chauve et bedonnant. Ours puissant, dur à son corps, dur à ton cœur. Mais, les soirs de musique…, il se métamorphose. Ta mère plaque quelques accords, égrène quelques notes qui montent en spirale et, tel un lasso, attrapent le brouhaha du salon et le réduisent au silence. On a reconnu l’air, on fait des ah!, des oh! oui, et la plus belle voix du monde entonne, dans un recueillement d’église, une complainte ou un aria qui chavire l’assistance. L’espace est saturé d’une ferveur sans nuances. Et toi, tu es envahie d’un amour infini pour cet homme au visage transformé, son visage de musique, qui n’exprime plus que des émotions envoûtantes, amour, passion, tristesse, désespoir, échos d’un monde inconnu de toi. Tu comprends, au silence méditatif et nostalgique des grands, qu’il convoque, par ces formules incantatoires, quelque paradis entrevu, puis perdu, et dont chacun est inconsolable. Rêve de valse, rêve d’amour… dans la pauvre maison des Chapdelaine, l’humble fille égrène son chapelet… nulle révolte en mon âme, mais je voudrais bien mourir… je ne suis qu’un blanc papillon… Tu restes seule, au seuil de quelque chose d’immense, admirative et insignifiante, inexistante au regard de ce soleil d’un soir.

Autocitation tirée de La vive douleur d’être née

Vu en ville

Rue Fraser, sur un balcon partiellement ombragé par un orme, trois jeunes femmes. Une est assise sur une chaise, une seconde sur le plancher, la troisième sur la plus haute marche. Celle-ci caresse distraitement un gros chat roulé en boule. Elles ne se laissent déranger ni par les taches mouvantes du soleil ni par le vent léger qui joue dans leurs cheveux. Elles se taisent. Elles lisent. J’aimerais les prendre en photos pour en faire une aquarelle. Mais saurais-je égaler la fraîcheur de ce tableau?

 

***

 

Sur la piste de gravier du rond des Plaines, une maman marche en tenant pas la main un petit garçon. Par moments, le bambin avance en raclant le sol à petits pas rapides. Il crée un nuage.

Déroutante promenade

Je rentre chez moi, toute chamboulée. J’étais pourtant sortie marcher sans me méfier. Le circuit habituel. Je quitte l’immeuble par l’avenue Laurier que je remonte jusqu’au jardin Jeanne d’Arc. Je le traverse en m’amusant du décor d’Halloween qui l’égaie depuis le début du mois. Je pique ensuite vers la falaise et je longe la rangée de bancs, observateurs imperturbables des grands arbres et du fleuve. Puis je continue vers l’ouest jusqu’au musée. À partir de là, ça dépend de ma vaillance. Ou je fais le tour du rond des Plaines, ou je rebrousse chemin vers la rue Cartier pour y faire quelques courses avant de rentrer. Banal. Routinier. En principe…

Faut dire que ce matin, dès le petit déjeuner, les choses n’étaient déjà pas normales. Par la fenêtre, on ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Des paquets de duvet tombaient du ciel en rang serré. En bas, les toitures étaient blanches. Je l’avoue, j’étais émue.

En début d’après-midi, le soleil était revenu. Dès que j’ai mis le pied sur le trottoir, j’ai bien senti que quelque chose ne tournait pas rond. Une sorte de folie s’était emparée du temps et mélangeait tous les repères. Ce grand vent doux, cette eau qui pissait des toits, c’était avril. L’hiver n’aurait duré qu’un avant-midi, charmant et éphémère. L’été serait à nouveau à nos portes. Pourtant, un peu plus loin, deux jeunes filles faisaient un bonhomme de neige dans le jardin Jeanne d’Arc et les espaces dégagés du parc ondulaient sous une bonne couche de blanc que perçaient des brins d’herbe, comme un visage mal rasé. L’hiver était là. Cependant, les rosiers, les lilas et les tilleuls étaient encore verts et fringants comme en été. Et sur la neige neuve pleuvait l’or des ormes.

Je marchais en regardant de tous côtés, énervée par trop d’émotions contradictoires. Un enfant, éveillé par inadvertance, trépignait en moi. Il s’excitait à la fois des promesses de glissade, des sauts à pieds joints dans les flaques d’eau printanières, des plongées dans les tas de feuilles craquantes et des baignades dans la rivière. Fou, l’enfant, vous dis-je. Et un peu à l’étroit dans ma vieille cage d’os.

En observant les ormes géants qui bordaient ma route, je me suis demandé si ça leur faisait mal, les poussées de sève après les longs mois de gel? Et j’ai pensé qu’ils étaient bien chanceux de revivre en boucle les quatre saisons tout au long de leur vie.

 

La belle et le boucher

La vie nous offre parfois des instants délicieux qui, à eux seuls, font notre journée.

Quoi de plus banal, voire ennuyeux, que de faire le pied de grue chez le boucher pour payer sa vulgaire poitrine de poulet? Et quoi de plus intéressant, pour prendre son mal en patience, que d’observer les gens?

La boucherie que je fréquente est minuscule et la file d’attente vers la caisse se trouve coincée tout contre le présentoir des produits préemballés. Hier, une grande jeune femme se tenait devant moi et soupesait, hésitante, des pièces de viande, pendant que sa fille, trois ans à peine, s’amusait à faire comme maman. C’est elle surtout qui attirait mon attention, cette petite si jolie, si indifférente à sa beauté rose bonbon et tout absorbée dans la découverte du vaste monde qui, ce matin là, exhibait la face blême, froide et molasse d’une volaille morte. Je notais ses jeux, ses gestes, son air inspiré par la construction de son imaginaire.

La mère, ayant fait son choix, s’éloigna et se planta derrière l’homme qui était en train de payer, de toute évidence bien inconsciente qu’elle coupait tout le monde. Comme j’avais laissé libre, devant moi, la place qu’elle occupait quelques secondes avant, je lui fis signe. Se rendant compte de son erreur, elle s’empressa de réintégrer le rang. C’est à ce moment que je vis son visage. Un teint velouté, des yeux bruns immenses et magnifiques, des traits bien définis. Une beauté!

Son tour arriva et je remarquai que le commis, joli garçon lui-même, la dévisageait avec intensité, levant le regard vers elle aussi souvent que le lui permettait la transaction, alors que la belle indifférente baissait le sien sur son porte-monnaie et sur la petite qu’il fallait surveiller. Je me demandai si cet air lumineux lui était naturel ou s’il n’était que le reflet de l’autre… J’allais avoir ma réponse. Je présentai ma poitrine au jeune homme (de poulet bien sûr!) et je m’amusai de constater qu’il ne me prêtait aucune attention, s’efforçant de me redonner le change dont le calcul semblait échapper à son entendement. Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Elle est très belle, n’est-ce pas? lui soufflai-je.

Il gloussa tout en rougissant.

— Oui, elle m’a complètement perturbée! marmonna-t-il.

Les gens qui m’ont vue entrer à la fruiterie, une minute plus tard, ont dû s’étonner du plaisir incroyable que pouvait procurer à quelqu’un l’examen d’un monticule de poivrons.

Au Jardin du temps qui passe

Bonjour toi,

Au Jardin du temps qui passe (si lentement!), des musiciens jouent de leurs divers instruments (flûte, picolo, hautbois) des airs cristallins à rendre jaloux le chardonneret s’il avait l’idée saugrenue de se comparer. J’ai enlevé mes chaussures et posé mes pieds dans l’herbe fraîche. Et il m’est venu le goût de t’écrire. Une lettre, c’est si délicieusement démodé!

Tu l’as peut-être compris : je suis à Eastman. Oui, aux Correspondances. C’est mon initiation avec ce que ça comporte de confort et d’inconfort. La difficulté découle de ce que je suis seule et quelque peu embarrassée de ma solitude. Moins qu’hier, cependant. Je m’apprivoise à moi-même, à moi, seule parmi des inconnus, à moi, seule avec moi-même ailleurs que chez moi. Quant au reste, je n’y trouve que du plaisir et je te le recommande.

Mais encore, me diras-tu, que s’y passe-t-il qui mériterait le déplacement? Mille choses, mille mots. Des cafés littéraires avec des auteurs à découvrir ou à redécouvrir, des entrevues, avec des écrivains célèbres ou débutants, sans impératif de sensationnalisme, sans publicité, des sentiers ombragés, des jardins sereins ou écrire, lire, rêver, des spectacles dont le personnage

Dans le sentier le Portage des mots
principal est la parole, les mots, avec leur profondeur et leur musicalité. Oui, mille mots qui papillonnent, se posent, s’envolent, si légers et si forts à la fois qu’ils nous saisissent et nous élèvent avec eux. Par exemple, ce matin, Naïm Kattan a dit : « La mémoire, c’est le temps qui vit en nous. » Ne crois-tu pas qu’il y a matière à fermer les yeux de bonheur et à ressentir en soi la vie qui bruit de tous nos âges sédimentés?

D’accord, je me calme, je reviens sur terre, c’est-à-dire à mon jardin brodé de musique où il règne une atmosphère d’église sans bondieuserie. Juste le recueillement, espèce en voie d’extinction, s’il en est une.

Bon, je te laisse, car la pluie menace. Les mots font des miracles, mais ils n’ont pas encore réussi à conjurer le mauvais temps. Et penses-y, l’an prochain, tu pourrais peut-être m’accompagner…

Sur pied de guerre

Depuis quelques semaines déjà, des bruits de bottes résonnaient sur les trottoirs malgré les tapis de feuilles. Ça s’en venait. On le savait. Ce n’était pas la première fois que nous serions assaillis, ni la dernière. Et je songeais comme nous avions acquis une étrange résignation, une sorte de fatalisme envers l’envahisseur. L’air morne, les gens se préparaient. On renforçait les défenses ici, on montait des abris là. On camouflait, barricadait. Il me semble que les épaules insolentes hier encore s’étaient affaissées, masquées elles aussi. On flânait moins dans les rues, on hâtait le pas. Il y avait tant à faire et on ne voulait pas être surpris par l’ennemi, comme ça, dehors, sans défense. Et comme pour amplifier l’atmosphère sinistre, les arbres nus et griffus chassaient les oiseaux et un petit vent aigre balayait les feuilles racornies. Des nuages comme barbouillés de suie et chargés de plomb couraient sur la ligne d’horizon. Ça grondait au loin. La catastrophe était imminente.

Et ce matin, les rues étaient désertes. Nous étions cernés. La première neige était tombée.

Mon Halloween

Ce matin, le doux soleil de novembre m’a tiré par le bras jusque dehors. Tiens, je me suis dit, je vais aller faire un tour au jardin Jeanne d’Arc pour admirer le magnifique décor d’Halloween. Tout en déambulant, j’imaginais les petits qui devaient, hier soir, fourmiller dans le sombre lieu à peine éclairé par quelques lueurs et reflets suspects, sur fond de soupirs et de bruissements, d’exclamations et de pépiements. Je me disais encore que les bambins sont chez eux dans cet envers du monde. Aucune coupure entre le visible et l’invisible, le tangible et l’intemporel. Ils sont prêts à croire réel ce que nous avons depuis longtemps étiqueté de fiction. Ils perçoivent certainement des sons inaudibles pour nous, des bruits subtils couverts par celui de la monnaie que nous brassons au fond de notre poche.

Surprise! Le soleil sans doute avait mis la plupart des revenants, spectres et morts-vivants en déroute. Les citrouilles avaient disparu. Ne s’attardaient sur le site que la Dame Blanche qui s’ennuyait visiblement, le Grand sorcier qui touillait sa potion maléfique, la Corriveau qui se desséchait dans son carcan de fer et une fort belle dame, toute de tulle noir vêtue, robe et ombrelle. Et quelques fantômes accrochés aux arbres poussant silencieusement leur cri de Munch. Tout cela battait au vent, déserté. Où pouvaient-ils tous se terrer l’année durant? Je réalisais bien que les quelques formes qu’il m’était donné de voir n’étaient que l’image persistante d’esprits en allés, images qui s’effaceraient d’elles-mêmes dans les prochaines heures, anéanties par la gaîté du temps et par le boucan des souffleuses et aspirateurs en guerre contre les feuilles mortes.

Bon, j’en ai pris mon parti et j’ai poursuivi ma route tout en réalisant qu’avec les citrouilles, était parti l’orange. Un examen attentif du paysage m’a permis de constater que les couleurs dominantes étaient maintenant le vert, le jaune et le brun. Pour être plus précise, disons que les feuilles qui sont encore vertes tirent sur le jaune et que les jaunes tendent à devenir rouille, bronze ou cuivre. La nature entre dans ses rousseurs de novembre. Enfin, les troncs d’arbres que l’ont prétend bruns sont plutôt veinés de vert, de gris et même de bleu, tachetés de mousses kaki et moutarde.

Toutes ces savantes considérations sur la palette de novembre m’ont conduite sur le rond des plaines où je suis tombée nez à nez avec un personnage tout droit échappé du jardin Jeanne d’Arc. La femme âgée était grande, maigre et assez mal fagotée. Sa longue tignasse de cheveux blancs tremblotait sur ses épaules et dans son dos. J’en suis restée bouche bée. En passant près d’elle, j’ai résisté à la tentation de lorgner son nez que j’imaginais long et crochu. Et moi qui me demandais justement où ils étaient tous passés…

La passeuse

Je suis une femme de la montagne. Porteuse des mots dits. Je suis sortie des flancs généreux des montagnes du Yémen. Comme une coulée de lave. J’ai cueilli les mots comme fleurs. Je les ai transplantés dans un livre très beau. Ils ont refleuri, se sont multipliés à l’infini, ont confiné à l’insondable. Ces mots ont parlé toutes les langues. Les langues ont léché tous ces mots. Et moi, j’ai marché, j’ai marché, chargée de ces trésors, vers une destination sans cesse réinventée.

 J’ai parcouru un désert, poussée par le Sirocco. Rencontré des hommes en bleu, aux yeux étincelants. Ils ne savaient pas lire. Mais, m’ont donné de nouveaux mots, tout ensablés, tout chauds.

 J’ai pagayé sur les veines bleues de la forêt tropicale. Cueillant mots glauques, ruisselants funestes. Tremblants. Lancés furtivement dans ma barque par de petits hommes bruns effrayés, fuyants. Ne savaient pas lire non plus.

J’ai peiné sur des sentiers vertigineux. Si haut que les pics enneigés n’étaient plus que de petites dents blanches mordant le ciel. Des mots sortaient en rafale des moulins de prière. Les ai attrapés au vol. Des mots de sherpas ployant sous le faix. Qui ne savaient pas lire non plus.

 J’ai foulé la route de la soie. Cueilli à même les rizières qui ourlent le versant des montagnes d’Orient des mots énigmatiques, ciselés, parfumés. Des paysannes, ensemencées de toute éternité dans ces eaux nourricières, me regardaient en silence. Ne savaient pas lire non plus.

J’ai humé le souffre des cratères. La flamme a léché ma peau, brûlé mes yeux. Nulle trace d’homme. Mais des mots décharnés, des mots arides, les cendres d’une parole perdue. Ont collé à mes pas.

J’ai glissé dans des immensités poudreuses et gelées. Croisé des dieux que l’homme n’avait pas encore tués. Kaïla, dieu du Ciel, Amarok, esprit du Loup. L’homme du froid m’a donné des mots de cristal, mots d’albâtre, d’ivoire et de nacre. Mais ne savait pas lire.

Chargée de tant de mots, pleine comme une femelle gravide, je suis arrivée dans la ville. Enfin, des hommes lettrés ! J’ai mis bas. Des milliers de pages se sont envolés de mon ventre, comme une nuée de papillons. Ces hommes en ont fait des livres très beaux. Ils les ont ornés. Les ont caressés comme des femmes.

J’ai cru ma mission accomplie. Ces érudits passeraient les trésors à tous leurs semblables. Comme des colombes, les mots planeraient sur les terres habitées. Mais les hommes divisèrent les mots, les dressèrent les uns contre les autres, les armèrent. Les oiseaux tombèrent sous le fer et le feu. Les mots, créés pour faire couler l’encre, firent couler le sang.

Maintenant, je suis très vieille. Je reste assise, vidée de mots, devant une page vierge. Ma plume est une branche. J’attends que s’y pose un oiseau.

Sur le vol de la Corneille de Miron

La corneille de Miron m’est venue par grand vent. Alors que dans mon coin de broussailles et d’eau, la rivière trébuchait de hâte sur quelques glaces obstinées. Après des pages et des pages d’émotions intimement connues et reconnues, toute remuée comme les arbres malmenés autour de la maison qui craque, la corneille a croassé. Petit répit. Pause printemps. J’ai débouché une bouteille.

Corneille, ma noire

corneille qui me saoules

opaque et envoûtante

venue pour posséder ta saison et ta descendance

Ivresse et mystère du printemps revenu, de la puissance du désir qui pousse toute vie vers sa destinée, vers son accomplissement. Chassé par l’hostilité des éléments, l’oiseau revient, libre, obstiné, répondant sans faillir à l’existence de sa condition, à son devoir de continuité.

Déjà l’été goûte un soleil de mûres

déjà tu conjoins en ton vol et la terre et l’espace

au plus bas de l’air de même qu’en sa hauteur

et dans le fond des champs et des clôtures

s’éveille dans ton appel l’intimité prochaine

du grand corps brûlant de juillet

Juste le trait de jais d’un oiseau dans le ciel, juste un signe et déjà le corps exulte. L’indéracinable espoir humain n’a besoin que d’un battement d’aile pour croire à nouveau. Juste un cri noir dans l’azur du temps et l’unité redevient possible. Toutes les dichotomies sont abolies. Le ciel et la terre, le cœur et le corps s’unissent, se fusionnent en un grand Tout. Juste un friselis d’avril et juillet flambe de tous ses possibles.

Avec l’alcool des chaleurs nouvelles

la peau s’écarquille et tu me rends

bric-à-brac sur mon aire sauvage et fou braque

dans tous les coins et les recoins de moi-même

j’ai mille animaux et plantes dans la tête

mon sang dans l’air remue comme une haleine

Ivresse. Dilatation de l’espace intime. Quelle folie s’empare de lui lorsque, au cœur blanc de l’hiver, l’homme croit soudain à la promesse d’un recommencement ? Comme ma rivière qui se déprend de son carcan avec de grands craquements sauvages. Et qui bondit hors de ses ornières, qui bouillonne et s’épivarde dans sa liberté retrouvée. Comme le chat frémissant, flairant cette activité nouvelle et ses promesses de gibier. Et moi aussi, tendue vers ce nouveau printemps, vers ce nouvel été, vers cet envers de l’hiver qui occupe le plus clair de mes saisons. Ivresse de renaissance.

Tu me fais prendre la femme que j’aime

du même trébuchant et même

tragique croassement rauque et souverain

dans l’immémoriale et la réciproque

secousse des corps

Comment ne pas céder à l’allégresse du corps ? Comment ne pas retrouver les gestes et les croyances immémoriales de la lignée humaine ? Comment ne pas se laisser pénétrer jusqu’en [l]a moelle par le triomphe de la vie, par la survivance du désir, par la joie de rencontrer l’autre en soi et hors de soi, par l’ivresse d’être humain et solidaire des humains ?

Corneille, mon noir printemps. Je veux bien savoir que nous retomberons en des jours de miette de pain, que nous serons de nouveau pris de gel et d’extrême lassitude, pourvu que ton cri soit fidèle à rameuter ces forces dont nous dépossèdent nos hivers.

Le blues de Noël

Quelques brins de neige et ça y est! J’ai le blues de Noël. Une nostalgie qui m’étreint et me tiendra jusqu’au 24 décembre. Mon Noël de grande ne vaudra jamais celui de la petite que j’ai été. Rien à faire. Pareil pour plusieurs d’entre vous, sans doute.

Mon Noël d’enfant… Qu’avait-il de si extraordinaire pour disqualifier celui d’aujourd’hui? Je vous raconte.

D’abord, avant Noël, il y avait la neige qui nous arrivait comme une promesse. La neige qui nous faisait nous jeter dehors comme de jeunes chiots. Dans nos vieux manteaux de laine auxquels elle s’agglutinait, nous nous roulions dans les premiers flocons, rêvant avec impatience des coteaux que nous dévalerions bientôt et des bonshommes dont nous façonnerions les rondeurs. Ces joies comblaient les restrictions de l’avent. La table était moins opulente, mais nous, les enfants, nous ne nous en rendions même pas compte, tout à notre plaisir de l’hiver revenu.

L’hiver, c’était encore le crissement des bottes dans la nuit noire quand nous allions, après souper, jouer à l’étable. Et l’odeur humide de la grange qui s’ouvrait dans un nuage de vapeur. Et les batailles de boules de neige depuis nos fortins précaires. Et les bulles d’air sous la surface gelée de la rivière sur laquelle nous glissions avec des patins trop grands pour nous. C’était la bonne chaleur de la maison et le fumet des plats de maman. Et parfois (et bien plus souvent qu’aujourd’hui), les merveilleuses pannes de courant qui faisaient apparaître les bougies dont la douce lumière dorait les visages autour de la table.

Et tranquillement, sans presque s’annoncer, sauf par les airs traditionnels que nous entendions à la radio, jamais avant décembre, Noël s’approchait à pas feutrés. Et la fébrilité redoublait. Amplifiée par l’émission du Père Noël – le seul et l’unique – et de la jolie Fée des glaces. Un quart d’heure de transe!

Quelques cartes arrivaient par la poste, que l’on plaçait en vue, sur le bord de la fenêtre, seule décoration anticipée. Nos préférences allaient à celles représentant le Père Noël, les anges ou les oiseaux frileux que nous admirions sans nous lasser.

Quelques jours avant la nuit si attendue, maman se mettait à rouler les beignes, les tartes, les pâtés à la viande qu’elle faisait congeler dans une boîte de bois, sur la galerie arrière. Les trous de beigne crus étaient la seule entorse permise à l’interdiction de goûter avant l’heure à ces délices.

Enfin venait le grand soir. Nous connaissions notre seule insomnie de l’année, les yeux ronds, épiant les bruits diffus de la maison. Mais l’endormissement finissait tout de même par avoir raison de nous. Soudain, la lumière s’allumait brusquement et nous bondissions sur nos jambes comme si nous n’étions pas ahuris de sommeil! On nous mettait notre plus jolie toilette et nous descendions rejoindre les grands revenus de la Messe de minuit.

Ce n’est qu’à ce moment que nous découvrions l’immense sapin décoré durant notre sommeil de boules variées, de cheveux d’ange, de glaçons. Sous l’arbre, le village avec ses maisonnettes, posées sur le papier imitant la pierre, éclairées de l’intérieur, la crèche, les bergers, les moutons. Et bien sûr, les cadeaux, mystérieux, affriolants, que nous ne pourrions ouvrir avant le réveillon lequel s’éternisait souvent en raison des deux tablées nécessaires pour nourrir tout le monde.

Enfin, enfin, nous passions au salon et en un rien de temps, chacun recevait ses étrennes. Des présents modestes – une toupie, un livre à colorier, au mieux, une poupée neuve – avec lesquels nous pourrions jouer un peu avant qu’on nous remette au lit, épuisées et repues. La nuit de Noël était finie. Nous avions atteint le point ultime du désir et du plaisir. Dès le lendemain, les émotions reprendraient des proportions supportables. Nous passerions le temps des Fêtes à nous amuser avec nos cousines, découvrant souvent avec une pointe d’envie leurs cadeaux plus nombreux et de plus grandes valeurs que les nôtres, mais avec lesquels elles nous laisseraient jouer entre les glissades et les parties de cartes.

Qu’avait-il de particulier, mon Noël? Il s’approchait sans se disperser, économisant les rappels de sa venue imminente pour provoquer cette montée de fièvre qui est l’essence même du plaisir. Il était marqué de rites immuables, il se préservait dans sa durée, il donnait après avoir privé, il mêlait le profane et le sacré. Il avait un caractère magique.

Tout ce que je retrouve difficilement dans ce cirque qui commence dès novembre dans les Centres commerciaux et qui s’étire sur deux mois, dans la surabondance des repas de fêtes, dans le naufrage du mystère et des traditions, dans l’essoufflement des courses et des sorties.

Je rêve de m’encabaner dans un chalet entouré de sapins enneigés et d’y recréer l’intensité de ces moments, avec les enfants et les petits-enfants, avec juste ce qu’il faut de cadeaux pour faire briller les yeux des petits. Et nous leur lirions des contes avant de les coucher. Et nous ferions bombance en jasant jusqu’à très tard, avant de nous endormir dans le grand silence de la forêt.

Utopie sans doute… Peut-être faut-il se résigner à ce que les bonheurs d’enfant ne survivent pas au passage du temps.

Et vous, qu’en pensez-vous? Racontez-moi donc, pour me consoler, votre plus beau Noël.

Eau

J’écrivais dans un récent article que j’aime l’eau plus que tout, consciente de ne soulever que la goutte d’un sujet vaste comme l’océan. Il faudra un jour que je m’explique. Car plusieurs savent que je ne suis pas faraude dans les rapides ou les vagues trop musclés! Un jour, donc, je parlerai de la rivière de mon enfance, avec ses eaux rougeâtres et tièdes et ses méandres que nous suivions jusqu’à la limite interdite des terres du voisin. J’en dirai les plaisirs de la baignade, son gazouillis infatigable comme écran sonore à nos jeux, ses herbes, ses cailloux, et ses broussailles. Les imageries fantastiques dont elle était le fond de scène.

Je parlerai de toutes ces eaux charrieuses d’émotions. Les eaux d’ici. Les rivières encastrées de végétation du Nouveau-Brunswick où j’ai pêché mes premières truites. Les lacs noirs des Laurentides et de la Côte-Nord qui invitent à la contemplation. Le grand fleuve qui miroite sous le soleil à la hauteur de Port-au-Persil et qui s’élargit à en perdre son nom, à nous perdre en lui, à mesure qu’on descend vers son embouchure. Les eaux du fjord qui pulsent du souffle des baleines.

Et les eaux d’ailleurs. Les eaux agitées du Grand Canal dans lequel tremblotent sans fin les palais vénitiens aux couleurs délavées. Les eaux dormantes des petits canaux tapis dans l’ombre d’un passé glorieux. Le ruban brun du beau Danube bleu qui fait défiler la paisible campagne autrichienne. La Seine, mythique, toute de refrains et d’airs d’accordéons habillée. La Dordogne sur laquelle nous glissons entre ses bras verts et ses vieux châteaux accrochés aux falaises. La Tamise, flegmatique et froide. Le Yangtsé qui charrie dans l’indifférence ses sédiments, ses cadavres et son charbon.

Et les eaux des mers qui remuent leur vague à l’âme, par gros rouleaux dolents ou l’écume à la gueule. Pacifique en colère, embruns de la Côte d’Émeraude bretonne, clapotis des calanques de la côte marseillaise, eaux turquoise et chaudes de la Floride…

Oui, il faudra que je parle de l’eau. Des eaux. Qui reflètent et qui prolongent les eaux secrètes des origines dont nous gardons une éternelle nostalgie.