Quand la guerre et l’art dialoguent

Les synchronicités m’amusent toujours beaucoup plus qu’elles ne m’interpellent. Ainsi en est-il d’une lecture, d’une pièce de théâtre et d’un opéra dont chacun fait référence à la Deuxième Guerre mondiale. Je m’étais entre autres apporté, comme lecture de voyage, Le retour du professeur de danse, d’Henning Mankell. Quoi de mieux qu’une aventure signée par cette grande plume pour abolir les longues heures d’attente et de désœuvrement propres à la traversée de l’Atlantique? Ce livre traite de la vengeance infliglée à un ancien SS pour  un meurtre commis cinquante ans plus tôt. À l’époque la victime, professeur de danse, avait été pendue par un de ses élèves, et qui souriait toujours à l’enfant en quittant la leçon. La faute du professeur de danse était bien sûr d’être Juif. L’enfant avait fui vers la Suisse avec sa famille, puis avait fait sa vie d’homme en Argentine sans jamais renoncer à venger son père. L’occasion s’était présentée lorsqu’un ressortissant allemand de ses amis lui avait révélé le nom d’emprunt sous lequel l’assassin de son père vivait en Suède. La vengeance de cet homme doux sera terrible. Il se trouve qu’un policier, en attente de traitement pour un cancer, ancien collègue de la victime, s’immiscera malgré lui dans l’enquête, antidote à l’angoisse qui le ronge.

Une fois de plus, Mankell jongle admirablement avec tous les codes du roman policier sans sacrifier à la complexité des personnages, à leurs ambivalences, à leurs vulnérabilités. Il a ce don de mener l’histoire avec lenteur sans pour autant relâcher la tension chez le lecteur suspendu au fil de l’enquête. Comme toujours, la petite histoire des personnages se dessine sur celle des tensions sociales du pays, ici la Suède, et la survivance des courants pronazis.

Par ailleurs, lors de notre première soirée à Paris, nous avons assisté à une pièce de théâtre empruntant au sujet inépuisable du phénomène nazi. À tort et à raison met en scène un commandant américain, Steve Arnold, chargé de mener l’instruction concernant les présumées accointances du chef d’orchestre Fürtwangler avec le régime nazi. L’action se passe en 1946. L’heure est à la reddition de comptes. Arnold incarne un justicier à la fois ignare, grossier et pugnace. Mais authentiquement révolté. Profondément marqué par la découverte des horreurs des camps, il a bien l’intention de prouver la culpabilité du maestro qui a préféré la compromission à la fuite. Pour sa part, Fürtwangler se défend en disant avoir voulu sauver la musique, la beauté, l’art. S’il a serré la main du diable, ce fut pour la bonne cause, pour celle de la musique et pour sauver un certain nombre de Juifs, fait avéré par de nombreuses lettres de reconnaissance, tout comme d’autres papiers prouvent qu’il a tenu des propos racistes sur certains chefs juifs.

Fürtwangler est incarné par nul autre que Michel Bouquet qui, du haut de ses 90 ans bien sonnés, sait camper un homme passionné par la musique et par l’art, par leur fonction salvatrice, mais un homme non exempt de contradictions et d’ambiguïté. Il fait face au féroce Arnold, rôle tenu avec brio par Francis Lombrail, directeur du théâtre Hébertot. La pièce de Ronald Harwood, auteur entre autres du scénario du film Le pianiste, pose la question de la culpabilité. Quand commence la collaboration et où se termine la bonne foi? Le génie musical peut-il protéger un homme des conséquences d’une compromission qui en aurait mené d’autres en prison? La peur du régime, la férocité des SS justifient-ils l’attitude de soumission qui fut celle de la population allemande? Qu’est-ce que le courage, qu’est-ce que la lâcheté. Et surtout cette question adressée à Arnold et qui conclue la pièce: «Et vous, qu’auriez-vous fait à sa place?» Question qui laisse muet.

Enfin, dernière coïncidence, ce soir nous sommes allés entendre l’opéra Norma dont l’argument original se déroule au temps de l’occupation de la Gaule par les Romains mais que la mise en scène ramène durant l’occupation de la France par les Allemands. Un spectacle d’une intensité dramatique extraordinaire bien servi par ce choix scénique.

Norma est incarnée par une Cécilia Bartoli à la voix grave, aux accents parfois gutturaux qui ajoutent aux caractère tragique de cette femme trompée par le chef des occupants dont elle est tombée amoureuse et dont elle a eu deux enfants. Lorsque celui-ci avoue sa flamme à une autre, Norma enclenche sa vengeance qui l’entraînera dans la mort avec l’infidèle.

Une soirée intense, une musique superbe, des interprètes à la hauteur. Et la divine Cecilia.

Entendre des voix

Cet été, Félix Leclerc aurait eu 100 ans. L’été prochain, papa aurait eu 100 ans à son tour. Ils étaient de la même cuvée. J’ai été élevée au son de leur voix. Papa, autour de la table, Félix, au salon, sur le tourne-disque. Parfois papa au salon, lui aussi. Debout à côté du piano qu’animait maman. C’était quand il y avait de la visite, des soirées de chant et de musique. Qui nous enchantaient. La soirée finie, le quotidien reprenait ses droits. Et on écoutait encore Félix. Mais pas juste Félix. Tex Lecor aussi. Et Colette Boky et ses grands airs d’opéra. Et Mathé Altéry et ses vieilles chansons françaises. Mes sœurs aînées avaient des piles de 45 tours : Elvis, Pat Boone, Perry Como, Nat King Kole… Ça ne m’intéressait pas. Je ne comprenais pas les paroles. Peu après, les Beatles soulevaient les adolescentes du monde entier. Ça ne m’intéressait toujours pas. C’était toujours Félix. Et Gilles Vigneault et tous les autres qui, sur quelques accords de guitare, quelques coups d’archet, quelques arpèges, nous faisaient découvrir la parole, notre parole, nous révélant à nous-mêmes. Un propos que je pigeais à peine. J’étais tout juste adolescente! Mais ces chansons me bouleversaient et me bouleversent encore.

Alors, hier soir, au Palais Montcalm, quand j’ai entendu ces voix… 500 voix! Des enfants, des adultes, des solistes, des chefs de chœur. La chaude élocution de l’animateur Winston MacQuade, les accents de petite fille de Nathalie Leclerc. Mais surtout la voix inoubliable et terriblement émouvante de Félix. En fait, je n’ai entendu que lui, que sa voix à lui, son écho répercuté par toutes ces bouches, tous ses cœurs. Sa voix qui lisait Pieds nus dans l’aube, qui disait l’enfance, le bonheur, la musique, la nature, le refus de vieillir.

« Nous sommes tous nés, frères et sœurs, dans une longue maison de bois à trois étages, une maison bossue et cuite comme un pain de ménage, chaude en dedans et propre comme de la mie.

Coiffée de bardeaux, offrant asile aux grives sous ses pignons, elle ressemblait elle-même à un vieux nid juché dans le silence. De biais avec les vents du nord, admirablement composée avec la nature, on pouvait la prendre aussi, vue du chemin, pour un immense caillou de grève.

C’était en vérité une têtue, buveuse de tempêtes et de crépuscules, décidée à mourir de vieillesse comme les deux ormes, ses voisins. »

Sa voix qui chantait l’amour, la mort.

« C´est beau l´amour/tu l´as écrit sur moi

C´est bon l´amour/quand tes mains le déploient

C´est lourd l´amour/accroché à nos reins

C’est court l’amour/et ça ne comprend rien. »

Et l’humour aussi, toujours un peu caustique. Comme lorsque, le sourire en coin, il amène la veuve à conclure que nos chagrins ne font mal qu’à nous, aux autres ils font du bien. Et v’lan dans l’hypocrisie de l’establishment!

Hier, je me sentais comme lorsqu’on entend soudainement un vieil enregistrement de son père en allé : à la fois heureuse et triste, comblée et nostalgique. Car c’est bien des retrouvailles avec le père que je vivais. Un de ceux (ils sont rares) qui nous ont appris à parler, qui nous ont tenus par la main pour nous faire découvrir la beauté, comme l’évoquait Nathalie en relatant une anecdote de son enfance.

On a beau se dire que Félix survit dans son œuvre, son absence nous laisse tous orphelins.

C´est grand la mort, chantait-il, c´est plein de vie dedans. Ouais…

Aujourd’hui, je suis sortie marcher, mes écouteurs scotchés aux oreilles. Et c’était plein de vie dedans. 🙂

Le Grand Chœur Félix-Leclerc, au Palais Montcalm, le 9 juin 2014

P.S. Pour qui serait désolé d’avoir raté cet événement, il est bon de savoir qu’il y aura une autre représentation à l’église de la Nativité de Beauport, le 13 septembre 2014, avant qu’une partie de la chorale parte en tournée en Europe.

Merci, Leonard Cohen

Leonard Cohen a deux visages, celui de mes 20 ans et celui d’aujourd’hui. Entre les deux il n’existe pas. Entre ces deux temps, rien. Comme s’il était disparu avec le vinyle qui tournait dans l’appartement des étudiants avec qui je demeurais en 1970 et qu’il m’était réapparu, l’autre soir, au Colisée, vieilli et inchangé dans mon regard embué.

Deux visages, un jeune et un vieux. Une même voix, une même sonorité, une même émotion. Plus violente. Plus émouvant, l’homme vieilli. Cette façon qu’il a de fermer les yeux en chantant, possédé, de tomber à genoux devant ce qui, de la vie, est trop grand, trop intense. Cette voix grave qui creuse un sillon dans le cœur. Cette humilité devant le talent des autres qu’il écoute tête découverte.

J’étais là, intensément, touchée au cœur et triste de ne pas comprendre chacune des paroles, confrontée à mon mur du son. Touchée au-delà des mots que je trouverais le lendemain, sur le Net, atteinte dans ce qui se dégageait de la présence de cet homme, de la beauté des voix des choristes, de la virtuosité des musiciens. Il y avait du sacré dans l’air.

Je regardais par moment la foule recueillie, tous ces visages qui brillaient doucement dans la pénombre, comme des veilleuses, et qui me rassuraient. Tout n’est pas perdu. Des milliers de personnes savent encore se taire, se laisser émouvoir, se sentir exister sans crier, sans s’étourdir. Être là, sans se sauver dans la fureur et le bruit.

Merci, Leonard Cohen

Un grand moment

Nous avons eu l’immense bonheur d’être présents à ce happening organisé par le Devoir pour fêter son centenaire! 100 ans de chansons, toutes nos racines chantantes suspendues sur le fil du temps, avec les branches, et les fleurs, et même les bourgeons les plus neufs.

Des vieilles tounes rythmées de la Bolduc au délire inspiré d’un Bernard Adamus, en passant par nos hymnes country et western, par les chansons éclatées des années 70 et par tout ce qui s’en est suivi, le spectacle nous a fait faire nos gammes d’émotions!

Je ne referai pas la critique du spectacle. Je vous réfère plutôt pour cela aux éditions de la Presse et du Devoir du 26 novembre. Mais je vous dirai que ce fut un grand moment de voir et d’entendre ces quelque 25 artistes faire un amalgame des mélodies et des mots qui constituent la trame de notre identité

À travers cette soirée de bonheur, quelques moments ont pincé encore plus fort ma fibre intime :

  • La présence de deux grandes dames de la chanson, Monique Leyrac et Lucille Dumont qui ont eu droit à une ovation debout;
  • L’interprétation successive et bouleversante dans les deux cas de ce texte de colère noire de Félix dont je n’arrive pas à retrouver le titre… qui dit qu’il part tuer le roi! (si vous voyez de quoi je veux parler, rafraîchissez ma mémoire!)
  • Des voix, des voix, à vous chavirer, des voix d’hommes à l’unisson, a capella, puissantes, habitées : Les Charbonniers de l’enfer, Pierre Flynn, Daniel Boucher…
  • Des voix de femmes aussi : Diane Dufresne, Monique Fauteux, Claire Pelletier…
  • Des moments sublimes : La Manikoutai chantée par Claire Pelletier, frissons, Richard Desjardins et Renée Martel en duo amoureux, re-frissons…

Au-delà du plaisir intense que m’a procuré cette soirée, j’ai vibré sur le fil d’Ariane que tissaient les artistes présents et absents, auteurs, compositeurs et interprètes, dans la quête identitaire d’un peuple qui n’aurait peut-être pas dit son dernier mot (ou son premier OUI). La jeune génération a du chien. Ça me redonne espoir.

À Gilles

Tu as atteint ce qu’on appelle le grand âge et pourtant tu es resté jeune, si être jeune veut dire aimer et dire, chercher et questionner, avancer malgré la lourdeur du temps qui passe. Tu es fort et fragile. Ton âme n’a pas pris une ride, mais ton corps semble si fatigué par moment. Je ne peux m’empêcher de penser qu’un jour, une foule orpheline suivra ta tombe et je voudrais être de ceux-là, de ce peuple en marche derrière un père qu’il laisse partir à regret.

Je nous regarde, toi dans la lumière, moi dans l’ombre, toi dans l’ombre du personnage dans lequel je t’enferme et moi dans la lumière de tes mots qui me disent. Nous sommes seuls et ensemble, comme dans la vie, dans la cage de nos personnages respectifs. Tu n’es pour moi que ce grand oiseau qui apporte la parole. Ta vie n’existe pas, elle appartient à une autre dimension à laquelle je n’ai pas accès. Et c’est sans doute bien comme ça. Tu fais ton métier qui en est un d’avidité et de générosité, je fais le mien qui est un peu le même. Nous nous rencontrons dans cet espace de lumière. Tu ne me vois pas dans la salle, mais tu sais que j’écoute. Tu entends mes vibrations, mon souffle comme une marée qui gonfle. Moi, je te regarde sans te voir vraiment. Je reçois tes mots, tes personnages, tes espoirs, tes rêves, j’entrevois le monde que tu me dessines. J’applaudis, je t’ai entendu. C’est dans ce curieux échange vibratoire que nous nous rencontrons, que nous nous reconnaissons sans nous connaître.

Il était une fois…

Un certain sentiment de ridicule m’escortait secrètement à cette sortie. Moi, la quasi-sexagénaire, j’allais entendre quatre septuagénaires entonner leur hymne à la nostalgie d’une époque révolue. J’anticipais avec gêne et plaisir le bain de souvenirs dans lequel je m’apprêtais à plonger avec volupté. Car cette musique, c’était toute ma jeunesse, que dis-je, toute ma vie!

D’entrée de jeu, le décor créait l’ambiance : filets de pêche, cage à homard, guitares en abondance, bougie plantée dans une bouteille de chianti. On ne se faisait pas d’illusions, la mémoire venait de reculer son horloge d’un demi-siècle… Ce qui ne dépoussiérait pas ces têtes grises qui détaillaient la mise en scène d’un regard amusé, goguenard ou railleur.

Puis ils sont arrivés, à tour de rôle, humblement, comme timidement, avec leur incontournable guitare et leurs airs impérissables. L’eau m’est montée aux yeux. Mon embarras s’est évanoui.

Bien sûr, la nostalgie était au rendez-vous. Bien sûr, je revivais une jeunesse esquintée sans pitié par le passage du temps. Mais les regrets comptaient pour peu dans les émotions intenses qui m’envahissaient.

Ces chansons qui avaient presque mon âge m’apparaissaient fraîches comme au premier jour, éternellement printanières, en elles, en nous. Et chacune soulevait les réminiscences de centaines d’autres qui résonnaient encore aux quatre coins de la mémoire.

Et ces ambassadeurs de la chanson, ces créateurs de parole, ces porteurs d’histoires, ces hommes sur qui le temps était passé sans les traverser, sans les terrasser, ces gars, eh bien! je les trouvais beaux. On comprenait par les étincelles aux coins des yeux le bonheur qu’ils avaient à être là. Encore. À faire de la musique entre copains. Encore. À partager cette joie avec un public qui avait pris feu. Encore.

Et puis, il y avait les hommes qu’on devinait derrière les artistes, les amitiés derrière les anecdotes, les images que leur complicité faisait lever. Des soirées, des femmes, des enfants, une table, du vin, des rires… et de la musique. Encore.

La boîte à chansons née dans les années cinquante avait posé ses filets de pêche sur toutes les saisons des années 60. Et leurs échos avaient défié un demi-siècle sans se taire, rappelant la fougue d’un peuple qui se levait, qui se disait soudain de mille manières, sur tous les tons, par tant de voix. Toute cette musique évoquait l’avènement de sa foi nouvelle, en soi, dans un pays à sa mesure.

Il y avait de quoi avoir les larmes aux yeux. Je trouvais bon me sentir humaine dans cette célébration d’une jeunesse qui, tout compte fait, survit toujours en moi et d’un pays qui s’entête à animer mes paysages intérieurs.

S’ils passent dans votre coin, ces Moreau, Calvé, Gauthier, Létourneau et tous les autres dont ils portent le flambeau, n’hésitez pas et allez voir, écouter et chanter Il était une fois… la boîte à chansons. Laissez-vous enchanter encore une fois.