La cache : autopsie d’une curieuse bête

Le mille-pattes

Quelle curieuse bête que ces Boltanski marchant «[m]ain dans la main, collés les uns aux autres,» comme «un seul être, une espèce de gros mille-pattes.» Une famille singulière dont les membres vivent agglutinés autour de la mère (grand-mère de l’auteur), comme des moucherons dans la toile d’une araignée (bienveillante?), confinés dans des espaces circonscrits dont aucun de peut s’écarter sans conséquence.

Il y a donc cette grand-mère, l’âme du lieu. Jambes flageolantes, conséquence d’une crise de polio, elle n’est pas moins la colonne vertébrale de la tribu. Refusant son infirmité, elle dédaigne les commodités matérielles qui lui faciliteraient la vie, leur préférant l’appui des bras de ses enfants. «Elle ne se déplaçait qu’entourée des siens. “Mes enfants sont mes cannes”, disait-elle. C’était un moyen non pas seulement de se tenir, mais de nous tenir. De garder ses enfants attachés ou plutôt menottés à elle. De les avoir à portée de main, en tout lieu, à tout moment. […] Nous étions ses membres manquants, ses marchepieds ou alors ses supports mobiles, comme les chaises qu’elle repoussait devant elle. Nous faisions partie des meubles. […] Nous constituions tous sa maisonnée.» Son nom? Difficile à dire, Marie-Élise, Myriam, Annie? C’est selon. Nom de baptême, nom de jeune fille, nom de plume. Pareil pour les autres membres de la famille qui ont changé de nom au gré des circonstances. cache

Lui, le mari, fils d’immigrants juifs ukrainiens venus d’Odessa, c’est un homme brisé. Plus jeune il a fait de brillantes études, est devenu médecin spécialiste en gastro-entérologie. Il servira lors de la Première Grande Guerre. Il en reviendra traumatisé. Pourtant, il poursuivra sa prestigieuse carrière, se convertira au catholicisme. Un modèle d’intégration. Désirée. Réussie. Jusqu’à ce jour inimaginable. On le convoque. On lui remet son étoile jaune. Il perd son droit de pratique. L’étau se resserre. Une seule solution : se cacher. Lorsqu’il sortira de son trou, il ne sera plus jamais le même.

Dans la maison, il y a aussi les enfants, Luc (le père de l’auteur), Christian et Anne, et les petits-enfants, Christophe (l’auteur), Ariane, sa petite sœur.

La cache, c’est bien sûr la cachette du grand-père jusqu’à la fin de la guerre, mais c’est surtout un mode de vie, celui de cette tribu qui s’entasse dans le cocon de la Rue-de-Grenelle, un château où on vit comme des clochards, partageant la nourriture peu abondante, dormant souvent dans la même chambre.

La quête d’identité

«Qui sommes-nous?» Telle est la question qui taraude Christophe Boltanski. Après avoir acquis son autonomie, s’être extrait de l’univers à la fois fascinant et aliénant de son enfance, après avoir parcouru le monde, il revient sur les lieux de l’énigme, interroge son père, ses oncles, visite Odessa, compulse les archives, fréquente les bibliothèques. Comme si une part de lui était restée enfermée dans cette maison qu’il nous décrit dans les moindres détails, avec ces personnages dont il nous trace un portrait fouillé, sensible, nuancé. Avec leurs forces et leurs faiblesses, leurs manies et leur vulnérabilité. Sans jugement. Jamais.

Dans La cache, moitié roman, moitié mémoires, l’auteur reconstitue l’histoire de sa famille comme on fabriquerait un vaste collage, juxtaposant les souvenirs et les récits les uns aux autres. Le tableau prend forme, prend vie.

La démarche de Boltanski me rappelle avec émotion celle de Modiano. Tous deux ont des origines floues du côté de l’Europe de l’Est. Tous deux s’attachent à la description minutieuse des choses et des gens, comme si, de la collection de ces éléments épars, pouvait surgir la lumière, la résolution de l’épineuse question de l’identité.

La cache est un curieux objet, sur une curieuse famille. Et un grand bonheur de lecture.

L’auteur a reçu le prix Fémina 2015 pour ce roman.

Christophe Bolanski, La cache, Stock, Paris, 2015, 335 pages

 

Antidote au sommeil

La guerre n’a pas un visage de femme, de Svetlana Alexievitch, ce n’est pas de la tarte. Comme lecture de soirée, ça peut retarder l’heure de l’endormissement ou l’entrecouper de périodes de veille. C’est ce qui m’est arrivé l’autre soir. Pas moyen de m’endormir. Je me suis donc relevée pour lire. J’ai puisé dans ma boîte magique (voir Père Noël est passé) dans l’espoir de dénicher une lecture plus douce, moins bouleversante. Comme ça, au hasard, j’ai attrapé Un amour impossible de Christine Angot. Eh bien ! pour la douceur, on repassera !

Bouleversant ! Magistral !

Le propos ? Faut d’abord savoir que les écrits d’Angot sont de l’ordre de l’autofiction, et que celle-ci est loin de faire l’unanimité dans les hautes sphères de l’intelligentsia littéraire française précisément en raison de ce choix. En effet, la bataille fait rage chez certains intellectuels de l’Hexagone (et ici aussi, à l’occasion) quant à la valeur littéraire de l’autofiction, c’est-à-dire ce genre de fiction qui emprunte une grande part à l’histoire personnelle de l’auteur. Dans le camp des contre, on décrète que tout ce qui n’est pas pure imagination (comme si toute fiction ne prenait pas source dans l’être qui écrit ?) ne peut prétendre à l’art. Dans le camp des pour, ceux qui croient que l’art n’est pas tant affaire de sujet que de capacité à susciter l’émotion du lecteur ou sa réflexion. Que l’art a moins à voir avec le quoi qu’avec le comment. Et en matière de comment, on a ici affaire à un grand maître. amour

Mais enfin, le propos ! Oui, j’y arrive. Sans trop vous en dévoiler, disons que Christine Angot reconstitue le grand amour qui l’a unie à sa mère, en retrace la genèse minée, l’histoire chaotique et le réconfortant dénouement. Faut aussi savoir que cette relation maternelle est le recto d’une autre relation, la paternelle, épisodique, et perverse. Et que le lien avec le père mettra à rude épreuve l’amour de la fille pour sa mère.

Malgré son titre, Un amour impossible raconte une grande histoire d’amour mère-fille. On apprend assez tôt que la mère fut rejetée dans son enfance par son propre père, de façon explicite, avec des mots très durs. « Tes cousins sont beaux. Tu es laide ! » « Ils sont intelligents. Tu es bête ! » « Ils sont instruits. Tu es ignorante ! » Plus tard, elle tombera follement amoureuse d’un homme qui la rejette aussi.  Séducteur, manipulateur, profiteur. Elle aura un enfant de lui, Christine, qu’il ne reconnaîtra que des années plus tard. Lorsqu’au moment de l’adolescence, sur l’insistance de la mère, le père acceptera enfin de passer chez le notaire donner une existence légale à leur lien biologique, tout basculera. Et la mère sera maintenant rejetée par sa propre fille. Qu’est-ce qui sauvera cet amour ? La pugnacité de la mère qui jamais ne se laissera complètement éloigner de sa fille? La profondeur de leur lien qui les fera tour à tour rattacher le fil sur le point de se rompre ? Ah ! cette mère, parfois irritante dans son acceptation sans fin des rebuffades, dans cette sorte d’absence qui la maintient là, dans l’insupportable, dans son aveuglement face à l’intolérable ! Comme si elle était imperméable, immunisée contre la violence du rejet. Et, à l’opposé, cette admiration qui nous vient pour sa patience, son courage, son inaltérable fidélité à son amour envers sa fille. Et pour le courage de cette grande fille, brisée dans la fleur de l’âge, en lutte pour sa propre survie.

Comment décrire la puissance de cette écriture dépouillée de tout pathos, de toute tentative d’émouvoir autrement que par la vérité, les faits. Alignés les uns après les autres, impitoyablement. Nous laissant nous faire une idée, juger. Comme si nous y étions et assistons impuissants au drame que l’on sent poindre dès les premières lignes. Une écriture chirurgicale, comme un scalpel qui extrait la tumeur des zones obscures où elle se cache, et qui ouvre la voie à la guérison de l’être, de l’auteur comme du lecteur.

Pour cette oeuvre, Christine Angot a remporté le prix Décembre 2015*.

Christine Angot, Un amour impossible, Flammarion, Paris, 2015, 217 pages

 

Pour des points de vue divergents sur le mérite de Christine Angot, consultez cette article de Bibliobs

*Le Prix Décembre a été créé en 1989 par Philippe Dennery. Anciennement appelé Prix Novembre il est devenu Prix Décembre depuis qu’il est soutenu financièrement par Pierre Bergé (l’ancien mécène ayant déposé l’ancienne dénomination).

Il est aujourd’hui décerné fin octobre – début novembre et se veut une sorte d’anti-Goncourt. En pleine période de remise des prix d’automne, il tente de diriger les projecteurs de l’actualité littéraire sur un livre, roman ou éssai, publié en marge des circuits commerciaux.(Source)

Kerr : La rechute

Je croyais en avoir fini avec Kerr et son atypique héros, mais c’était sans compter sur l’addiction encouragée par la disponibilité de la drogue, car en rangeant Vert-de-gris dans la bibliothèque de mon mari, je suis tombée sur Hôtel Adlon. Et c’était reparti par une lecture goulue du énième roman mettant en scène Bernie Gunther.

Cet épisodadlone commence en 1934, à l’hôtel Adlon de Berlin pour trouver sa conclusion 20 ans plus tard, dans un autre hôtel, le Saratoga de La Havane. Devant la montée du nazisme, Gunther préfère donner sa démission de la Kripo avant d’être viré en raison de ses convictions politiques. Il se recycle donc en détective de service à l’hôtel Adlon, établissement luxueux de Berlin. L’emploi ne constituera pas longtemps la sinécure qu’il avait imaginé. Il tombera en amour d’une Américaine juive venue enquêter sur la situation des Juifs dans l’Allemagne nazie avec l’objectif de provoquer le boycottage par les États-Unis des Jeux olympiques de 1936 à Berlin. Prêtant main-forte à l’audacieuse journaliste, Gunther cherchera à élucider plusieurs meurtres qui le mettront sur la piste d’un complexe trafic d’influence lié aux chantiers des installations olympiques, impliquant de hauts gradés de l’Armée allemande et un homme d’affaires américano-allemand, digne représentant de la mafia américaine. Le gangster viendra bien près de tuer notre fouineur qui ne devra sa survie qu’à sa connaissance de certains faits concernant le lascar, lesquels pourraient envoyer le voyou en taule

Vingt ans plus tard, Gunther réfugié à Cuba, y retrouve la femme aimée et, rien n’étant parfait, le gangster en question. Finies les quelques années de relative tranquillité (et d’ennui). Il y fera le dur constat qu’il est toujours pris dans une toile d’araignée qui contrecarre ses tentatives de se refaire une vie « normale ».

Comme les autres tomes de la série, l’énigme de Hôtel Adlon est brillamment machinée avec un étonnant dénouement à la clef. Le cynique narrateur enchaîne les réparties vitrioliques et les descriptions colorées et sarcastiques pour notre plus grand plaisir, ménageant ainsi nos nerfs mis à rude épreuve par la tension continue du récit.

« L’homme ayant prononcé ces mots avait la tête du Golem de Prague et un corps en forme de tonneau qui aurait été plus à sa place sur la charrette d’un brasseur de bière. Vêtu d’un manteau court en cuir et d’une casquette dont la visière lui sortait tout droit du front. Des oreilles d’éléphant d’Asie, une moustache pareille à une balayette de W.-C. et plus de menton qu’une pagode chinoise. »

On imagine facilement Kerr, devant son écran d’ordi, rigolant tout en décrivant ses personnages.

Philip Kerr, Hôtel Adlon, Livre de poche, 2009,668 pages

Rallumer les étoiles éteintes

Qui a dit qu’un livre devait forcément être farci de rebondissements pour nous tenir en haleine? Constellation d’Adrien Bosc, premier roman couronné Grand prix du roman de l’Académie française, fait la preuve du contraire. Aucun suspense, puisqu’on connaît la conclusion de l’histoire. L’avion qui transportait Marcel Cerdan, le 27 octobre 1949 s’est écrasé sur le mont Redondo, aux Açores. Aucun survivant parmi les 37 passagers et les 11 membres d’équipage. Aucun suspense… Et pourtant, une fois ouvert, je n’ai pu refermer ce livre avant la dernière page. Pourquoi?

D’entrée de jeu, j’admets que le prix en lui-même me rend réceptive à l’œuvre. Occuper un siège de la vénérable institution constitue pour moi LA reconnaissance des reconnaissances par les pairs. Par conséquent, lorsque les Immortels déposent les lauriers sur un titre, j’ai les yeux et le cœur grand ouverts.

Rallumer les étoiles éteintes

Puisque la conclusion du voyage de ce Constellation est bien connue, que raconte donc l’auteur dans ce roman qui n’en est pas tout à fait un, mais plutôt une minutieuse enquête mêlée de méditation sur le sens des événements et de leurs multiples coïncidences? D’abord, ce titre de Constellation éclaire quelque peu l’intention de Bosc. Avant d’être un nom d’avion, le mot réfère à celui donné à un ensemble d’étoiles que les humains ont reliées entre elles, leur conférant par ce baptême une nouvelle identité humaine, en quelque sorte. Au figuré, on pensera au regroupement de personnages illustres. Il y a un peu des deux dans ce projet. On sait que Marcel Cerdan était du voyage, ainsi que Ginette Neveu, jeune violoniste prodige de réputation internationale. Mais d’autres étoiles se sont éteintes contre le mur du mont Redondo et renaissent sous la plume de l’auteur qui s’est livré, pour ce faire, à une minutieuse enquête, tant sur leur identité que sur la trajectoire de ce vol Paris-New York et sur le retour des corps à leur dernier repos.

Mais encore, me direz-vous, où est l’intérêt? Voilà, j’y viens. J’ai perçu un lien entre cette entreprise et celle qui sous-tend l’œuvre de Modiano dont je vous ai parlé avec ferveur dans un précédent billet, une quête émouvante difficilement descriptible. Questionner le passé, les lieux, les signes. Entre autres, la confusion troublante autour de la date de naissance de l’auteure. Le fait est qu’on est ému par ces vies dévoilées avec délicatesse et tendresse, et que le destin a réunies pour un dernier voyage. On ressent chez l’auteur une volonté farouche de refuser la mort, l’effacement des êtres, d’où, notamment, cette idée de nommer chacune des 48 personnes qui prenaient place à bord du Constellation et de nous raconter une partie de la vie de certains d’entre eux. Un besoin aigu de combattre l’épais mystère de la vie et des vivants. C’est peut-être ce que veut exprimer le mot que l’auteur laissera sur un babillard, « punaisé […] entre deux bouteilles à la mer ».

« Un jour nous abattrons les cloisons de notre prison; nous parlerons à des gens qui nous répondront; le malentendu se dissipera entre les vivants; les morts n’auront plus de secrets pour nous. Un jour nous prendrons des trains qui partent. »

Extrait

« Le Peter’s Bar trône la nuit à Horta comme un phare, et l’on s’y soule la gueule jusqu’à trouver le soleil au fond d’un verre. On y boit son chagrin, on partage celui de son voisin, on y répare les amitiés malmenées par les longues traversées. Chacun, dans ce refuge, y cherche, y trouve, en âme naufragée, le souvenir de sa peine, et boit au-delà du raisonnable le salaire de ses regrets. »

Adrien Bosc, Constellation, Stock, Paris, 2014, 193 pages