Le corps comme personnage de roman

Je l’aurais peut-être appelé Convergence, ce roman de Pierre Ducrozet, quoique pas très vendeur comme titre, j’admets. L’invention des corps, c’est sans doute mieux. Mais ça aurait traduit cette impression que j’ai eue tout au long de ma lecture. Les personnages de cette histoire sont venus de partout, ont cavalé, erré, et souffert aussi, fuyant le poids du corps, le poids du cœur, avant de se retrouver à San Francisco, empêtrés dans une recherche médicale utopique. Cette recherche, c’est la lubie de Parker Hayes qui a décidé de ne pas mourir et qui, à cette fin, met sa fortune dans la production d’organes à partir des cellules souches. Mais ça prend des cobayes pour savoir si ça marche. Son cobaye, c’est Alvaro, un professeur d’informatique qui a survécu au massacre des 43 étudiants mexicains, en 2014, vous vous en souviendrez peut-être. Il accepte les tests qu’on fait sur lui contre beaucoup d’argent. Ça prend aussi une spécialiste des cellules souches. Ici, c’est Adèle qui entre en jeu. Mais ni Alvaro ni Adèle ne sont confortables avec les chimères de leur commanditaire. Un bon jour, ils secoueront la cage très fort…

corpsVoilà pour la trame de fond qui est le prétexte à creuser quelques idées qui tiennent à cœur à l’auteur de ce roman d’une construction atypique. Le corps, la difficulté à l’habiter, à y vivre heureux, le désir de l’oublier, de le gommer ou de le refaire, ces considérations parcourent l’œuvre. Les avancées technologiques qui permettent à Parker de rêver d’immortalité, quant à elles, passent à la caisse. À travers le personnage de Werner Fehrenback, fils de Juifs allemands morts à Auschwitz-Birkenau, un pionnier d’Internet, qui se rappelle avec nostalgie l’Internet à ses débuts.

La base de toute l’idée, c’était le réseau, une architecture éclatée, sans début ni fin, sans hiérarchie. C’est ça la grandeur d’Internet. […] C’est l’apogée de la démocratie […] Et nostalgique, il l’est parce que cette éthique sera bientôt détournée par le pouvoir économique et politique […]

Par le biais d’une histoire qui ne manque pas de suspense, Ducrozet nous invite à une réflexion sur ce que nous sommes en train de faire de notre vie, sur notre animalité à retrouver. Si la fin n’est pas la plus impressionnante que j’aie lue, elle n’enlève rien au plaisir de ce récit mené d’une écriture fébrile, parfois même haletante, et d’un langage souvent poétique.

Les gestes commencent à être nerveux dedans. Le bus arrive aux abords de la place centrale d’Iguala, la musique dégouline des baffles mais comme en bout de course, c’est la fin d’un meeting peut-être ou d’une foire, la foule se disperse. Alvaro regarde les mouvements sur la place, une bousculade, comme un vent étrange. Des affiches sur le côté montrent les visages huileux du maire et de sa femme. Le bus contourne la place et s’engage dans la rue Francisco Madero quand un bruit fend le métal de la carrosserie. Les étudiants tournent la tête, dérapage d’une patrouille de police, puis d’une deuxième. Des masses en jaillissent et des flingues qui canardent le bus.

L’invention des corps a été couronné du Prix de Flore, ex aequo avec Panama underground de Zarca.

Pierre Ducrozet, L’invention des corps, Actes Sud, 2017, 302 pages

Paname comme vous ne l’avez jamais vu

Zarca est écrivain. Il prépare son prochain bouquin, une pure dinguerie qui lui permettra de se faire des burnes en platine. Une virée des milieux putassiers, des zones de camés, des coins chelous, des trous à rats. D’entrée de jeu, le genre du livre m’a rendue un peu vénère mais je me suis postichée sur mon canapé et j’ai tenu bon.

panameEn termes plus familiers, disons que c’est dans la jungle des bas-fonds de Paris que nous entraîne Zarca, dans ces no man’s land des villes où prospèrent la prostitution, la drogue, la violence, dans ces lieux que même la police préfère ignorer. Des lieux que ni vous ni moi n’aurons la « chance » de visiter autrement que par la lecture de ce livre singulier, gagnant du Prix de Flore.

En voici un autre échantillon :

Je connais Slim depuis le bercail. Taxi clandé plutôt grand, gros et bouffi, ganache de rebeu, barbe de salaf’ et regard de Scarface, lui et moi avons grandi dans la même ville du neuf-quatre et sommes passés par les mêmes bahuts. Un frelot de la première heure. À ses quinze piges, sa famille est partie s’installer sur Paname, dans le 20e, arrondissement que mon soce n’a pas quitté depuis.

Si le langage désarçonne au premier contact, on comprend tout de même le propos sans avoir à chercher dans les dictionnaires d’argot (par ailleurs disponible sur le net). On s’enfonce avec Zarca dans la spirale de consommation et de violence qui l’emporte à la suite de la mort suspecte de son amie Dina et de la tentative de meurtre dont il est victime. Une histoire très noire, dans un monde ténébreux. Comme si on apercevait soudain le décor dans lequel on circule, aveugle à son côté crade.

Zarca, Paname underground, Éditions Goutte d’Or, 2017, 249 pages