Plaisirs coupables

Je viens de lire, coup sur coup, deux romans que les décennies et les pays séparent, mais qui n’en présentent pas moins une étrange parenté. Celle de mettre en scène des personnages qui vont se révéler tout autre que ce qu’en a toujours perçu leur entourage, des personnages qui, à l’encontre de leur apparente innocence, vont être générateurs de terribles drames.

chambreLa chambre bleue est l’œuvre du géant littéraire français qu’est Georges Simenon et dont la présentation n’est plus à faire. Dans ce court roman publié en 1964, brillante chronique d’une erreur judiciaire, l’auteur démonte un à un les imparables rouages du destin d’un homme au caractère irrésolu. Le roman a été porté à l’écran par Mathieu Amalric en 2014.

trainLa fille du train, traduction de The Girl on the Train de l’Anglaise Paula Hawkins, au contraire de la précédente publication, sent encore l’encre fraîche. L’histoire met en scène deux couples de banlieue et une femme qui les observe depuis le train qu’elle prend tous les jours et qui fait un arrêt dans leur arrière-cour. On découvrira bien vite les liens qui unissent tous ces personnages et les failles intimes de chacun. D’une action à l’autre, tous seront entraînés dans une inéluctable tragédie. Ici encore, on apprendra à se méfier des apparences. Les gens ne sont pas toujours tels qu’on les imagine, tel qu’ils se présentent à nous.

Hawkins crée une atmosphère angoissante et addictive en poussant Rachel, la fille du train, à poser des gestes qu’elle sait indésirables et dangereux, cependant qu’elle est gouvernée par une irrépressible pulsion, laquelle prendra tout son sens que dans la conclusion du drame.

La fille du train est le genre de livre qu’on peut difficilement refermer avant la fin. Il m’a fait reporter de quelques heures celle du dodo, tenant l’ensommeillement en respect. J’étais plongée jusqu’au cou dans le plaisir coupable que me procure la dévoration de ces suspenses et polars de tout acabit dont je n’étais pas une habituée avant de faire la connaissance d’Henning Mankell. Coupable parce que la vie est si courte et l’univers littéraire si vaste! Mais je succomberai sûrement encore à l’envoûtement de ces lectures haletantes.

Georges Simenon, La chambre bleue, Presses de la Cité, 1964, 188 pages

Paula Hawkins, La fille du train, Sonatine, 2015, 379 pages

 

Kerr: Histoire et frissons

Ouvrir un livre de Kerr, c’est lire une page d’histoire tout en savourant le plaisir d’une intrigue magnifiquement ficelée. Dans La mort, entre autres, Gunther, ex-commissaire de police, se démène une fois de plus dans l’Allemagne maintenant occupée (1949), gangrenée par la fièvre des règlements de compte d’après-guerre de tous genres, dans le vacarme assourdissant du Munich en reconstruction.

KerrGunther, hôtelier en dilettante à la suite de la mort de son beau-père et de l’hospitalisation de son épouse, reprend du service comme détective privé. Il sera entraîné, malgré lui, par une femme (son talon d’Achille) dans la chasse aux ex-nazis auxquels il sera vicieusement assimilé. Il ne devra sa survie qu’à ses réflexes de policier et à sa rage de vivre. Ici encore, les horreurs de la guerre et des camps ne nous seront pas épargnées. Il sait par ailleurs mettre en scène l’extrême complexité des problèmes de conscience des Allemands confrontés à leurs responsabilités dans l’histoire récente de leur pays, les intérêts divergents des nations et des groupes ethniques concernés, chacun cherchant à profiter de la confusion qui règne pour tirer son épingle du jeu, le rôle ambigu et peu reluisant de l’Église catholique dans le sauvetage des nazis anxieux d’échapper à la justice. À la fin du livre, Kerr prend toujours soin de mentionner les principaux faits historiques qui ont inspiré sa fiction.

L’âpreté des scènes et la rudesse des protagonistes sont habilement contrebalancées par l’intarissable sens de l’humour de l’auteur, lequel se surpasse dans la description imagée et presque surréaliste des personnages. Deux petits extraits pour en témoigner :

À propos de deux policiers autrichiens :

« Ils étaient vêtus de cols roulés et de pantalons de ski. L’un d’eux était plus jeune. Ses cheveux bruns étaient collés, comme si le coiffeur venait de les enduire d’huile capillaire ou de brillantine, ou pourquoi pas d’une poignée d’amidon. Il avait des sourcils qui faisaient penser aux doigts d’un singe et de grands yeux marron qui n’auraient pas déparé une variété de gros chiens, tout comme le reste de sa figure.»

« Je m’approchai de l’opérateur. Il avait un nez en forme de manche à air et les cheveux tendance blaireau – gris en surface et plus sombres dans l’épaisseur. »

Cet humour se teinte d’un cynisme prononcé et réjouissant dans la bouche du détective aux prises avec des personnages antipathiques ou carrément répugnants.

En fin de compte, Kerr rattache habilement tous les fils apparemment flottants de l’histoire dans une fin haletante. On n’a alors qu’une idée, ouvrir le roman qui nous racontera la suite de cette aventure.

Philip Kerr, La mort, entre autres, Livre de poche, 2009, 565 pages