Proust fait peur, c’est bien connu. Une manière de commencer à apprivoiser la bête pourrait bien être la lecture de l’excellent essai de Laure Murat, Proust, roman familial. Un livre vraiment fascinant. Tout comme l’est l’autrice elle-même, pur produit à la fois de l’aristocratie de cour et de la noblesse d’Empire. Descendante du côté maternel d’une lignée qui se perd dans les méandres des familles nobles d’avant Napoléon et du côté paternel, de l’aristocratie créée de toutes pièces par le petit empereur. Élevée dans un château imprégné d’Histoire. Jusqu’à ce qu’elle coupe les ponts et claque la porte.

Laure Murat vient d’une famille où aucun membre n’a jamais travaillé, occupant leur temps à différents loisirs, mais en particulier à la littérature. Le père, surtout, un véritable érudit qui saura transmettre cette passion à sa fille laquelle lira À la recherche du temps perdu vers l’âge de 20 ans. Ce livre l’a accompagnée pendant près de 30 ans. « Je pourrais dire sans exagération que Proust m’a sauvée », dit-elle en conclusion de son essai.
Mais comment ? Dans la Recherche, Proust trace un portrait extrêmement fouillé de l’aristocratie, partant d’une admiration sans borne jusqu’à décaper jusqu’à l’os le faux vernis qui en camoufle la cruauté et la vacuité. Il démontre par ses portraits lucides et pénétrants comment ces puissants — ou qui se veulent tels — cherchent à protéger leur pouvoir et leurs privilèges. Une véritable épiphanie pour Laure Murat, qui comprend le profond malaise qu’elle ressent dans le corset de l’étiquette, des règles, des interdits qui sont ceux de son milieu. Par sa vision de la complexité de la personnalité de chacun, Proust lui redonne la capacité de penser, de s’opposer, d’affronter la règle du silence, notamment pour révéler son homosexualité à la mère. Cette révélation marquera à la fois la rupture de Laure avec sa famille et une véritable libération.
Tout au long de sa réflexion, l’autrice entrelace son histoire avec celles des personnages de la Recherche, la fiction se mariant intimement avec la réalité, ses ancêtres ayant sans doute connu certains des modèles de ces personnages, Proust ayant lui-même frayé à l’occasion avec la famille Murat. Fascinant ! Et, tout en réfléchissant sur sa vie et sur les enseignements qu’elle a tirés et tire encore de ce monument de la littérature, elle nous donne des clés de compréhension de cette œuvre si souvent considérée difficile d’abordage.
À titre d’extrait, je recopie celui du quatrième de couverture :
Toute mon adolescence, j’étais persuadée que les personnages d’À la recherche du temps perdu étaient des cousins que je n’avais pas encore rencontrés. À la maison, les répliques de Charlus, les vacheries de la duchesse de Guermantes se confondaient avec les bons mots entendus à table, sans solution de continuité entre fiction et réalité. Ce monde révolu où j’ai grandi était encore celui de Proust, qui avait connu mes arrière-grands-parents, dont les noms figurent dans son roman. J’ai fini, vers l’âge de vingt ans, par lire la Recherche. Et là, ma vie a changé. Proust savait mieux que moi ce que je traversais. Avant même ma rupture avec ma propre famille, il m’offrait une méditation sur l’exil intérieur vécu par celles et ceux qui s’écartent des normes sociales et sexuelles. Proust m’a constitué comme sujet.
Mon compte rendu ne rend pas justice à la richesse de ce livre passionnant, à la grande qualité littéraire de son autrice, à l’exigence de sa démarche. Je vous souhaite le plaisir que j’ai éprouvé à entrer dans le monde fascinant de Laure Murat, et partant, un peu dans celui de Proust.
Laure Murat, contrairement à la plupart des membres de son clan, a beaucoup travaillé comme écrivaine, historienne et professeur d’université.
Livre couronné du prix Médicis essai 2023.
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Laure Murat, Proust, roman familial, Livre de poche, 2023, 258 pages









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