Lecture Solaire

Ian McEwan est sans contredit un grand maître de la littérature anglaise. Et Solaire en constitue une démonstration éblouissante.

En bref

La présentation du bouquin, en page 440, se lit ainsi :

Chauve et rondouillard, Michael Beard a atteint la cinquantaine plus que mûre. Il a dans le temps obtenu le prix Nobel de physique ; depuis, il se repose sur ses lauriers et recycle indéfiniment la même conférence. Quant à sa vie privée, elle laisse aussi à désirer. En coureur de jupons invétéré, Beard voit sa cinquième femme lui échapper. Le voilà dévoré de jalousie.

Bientôt, à la faveur d’un accident, il pense trouver le moyen de surmonter ses ennuis, tout en sauvant la planète d’un désastre climatique. Il va partir de par le monde, à commencer par le pôle Nord.

À travers les mésaventures d’un prédateur narcissique, Ian McEwan traite des problèmes les plus actuels. Et sur ces sujets sérieux, il parvient à nous faire rire. Voici peut-être le roman le plus comique, le plus intelligent de ce grand auteur.

Mais encore…

Ce que cette présentation ne dit pas, c’est la capacité de McEwan de toujours se renouveler, faisant de chaque livre une œuvre originale, un univers inédit et le tout avec son style absolument efficace, élégant, coulant de source. Dans Solaire, l’auteur réussit l’exploit de mettre en scène un personnage exécrable qu’on n’arrive pas tout à fait à détester et dont on espère une reprise en main de sa vie résultant d’une salutaire prise de conscience.

Extrait

Mais ces boutiques à peine rentables attiraient également un noyau dur de minuscules rêveuses qui ne vieillissaient pas, fidèle corps de ballet qui se reconstituait de génération en génération : des fillettes poursuivies par l’envie démodée de porter des tutus, des collants, des leggings et des chaussons, de faire des pirouettes à la barre, devant un miroir, sous l’œil sévère d’une ancienne danseuse étoile squelettique au cœur d’or. Ce rêve d’un dur labeur sur un parquet éraflé, de la première représentation, du premier saut sur scène devant un auditoire retenant son souffle, avait survécu à l’ère électronique, aux groupes de rock féminins et aux feuilletons télévisés à l’eau de rose. 

Lisez McEwan, n’importe quelle de ses œuvres. Vous ne vous ennuierez pas.

Ian McEwan, Solaire, Gallimard, 2010, 442 pages

Le maître du malaise me tue

Trois McEwan dans la même semaine, ça éprouve un système nerveux. Le dernier en date et pour un bon moment (je dois me reposer) nous entraîne dans un haletant thriller psychologique. Délire d’amour. Le titre en dit long.

amourEn bref, un couple est témoin de l’écrasement d’une montgolfière. Des gens accourent. Le mari, Joe, participe à la tentative de sauvetage. Il y aura tout de même un mort dans l’aventure. Un des spectateurs du drame relance Joe durant nuit, et se déclare amoureux de lui, d’un amour tordu, total, envahissant, délirant, aux consonances mystiques. Plus l’adorateur s’accroche malgré les efforts de Joe pour le faire renoncer, plus la peur s’insinue en lui. Ses recherches l’ont convaincu que l’inconnu qui le poursuit de ses assiduités est malade et dangereux. Malheureusement, personne ne le croit. Même pas sa femme.

La tension s’est d’ailleurs installée dès les premières lignes. Le récit commence ainsi :

Le début est facile à situer. Nous sommes au soleil sous un chêne chevelu, qui nous protège un peu des bourrasques du vent. Agenouillé dans l’herbe, j’ai un tire-bouchon à la main et Clarissa me tend la bouteille – un daumas gaïac 1987. C’est là qu’est plantée l’épingle sur la carte du temps : j’allonge le bras et, au moment où ma main entre en contact avec le verre froid du goulot et la noire capsule métallique, nous entendons un homme crier. Nous nous tournons pour regarder vers l’autre bout du pré et nous découvrons le danger. Et puis, je me retrouve à courir dans sa direction. La métamorphose est absolue; je ne me souviens pas d’avoir lâché le tire-bouchon, de m’être relevé, d’avoir pris une décision ni entendu Clarissa me lancer une mise en garde. Quelle bêtise de foncer ainsi tête baissée dans cette histoire et ses dédales, de m’éloigner à toutes jambes du bonheur que nous goûtions au pied du chêne dans l’herbe fraîche du printemps. 

Voilà, le décor est posé et quelque chose en soi commence à se recroqueviller dans la conscience du malheur embusqué.

Toujours cette écriture précise et efficace et ces images qu’on aimerait avoir trouvées soi-même. C’est là qu’est plantée l’épingle sur la carte du temps… magnifique quand même! Plus loin…

Pour me calmer, j’ai eu recours à ce bilan quotidien de souffrances survolées, le journal télévisé. 

Mais, bon, je prends congé de McEwan. Tant d’intensité demande des périodes plus méditatives, plus douces, ou tout au moins d’une autre violence.

Ian McEwan, Délire d’amour, Gallimard, 2001.

Autopsie d’une catastrophe annoncée

Si j’avais un reproche à adresser à Ian McEwan, ce serait la brièveté de ses romans. Ce qui est du moins le cas pour les deux que j’ai eu le bonheur de lire coup sur coup. Car on en prendrait encore et encore de cette écriture sensible à l’extrême aux tâtonnements du cœur humain.

plageSur la plage de Chesil raconte la nuit de noces catastrophique d’un jeune couple anglais au tournant des années 60. L’histoire s’ouvre sur le souper précédant la fameuse nuit que chacun appréhende en secret, elle en raison de sa répulsion de la sexualité, lui par peur d’un manque de contrôle de son désir trop longtemps refoulé. Pourtant, Florence aime Edward, mais ce que les livres lui ont appris de ce qui l’attend dans le lit conjugal la révulse. Autant la jeune violoniste sait s’affirmer dans le quatuor à corde qu’elle a créé, autant la perspective d’exprimer ses craintes, son dégoût, la paralyse. C’est donc avec un fort sentiment de malhonnêteté qu’elle fait chacun des pas qui vont les amener à sceller physiquement leur union. Jusqu’à la catastrophe qu’on appréhende dès le début.

McEwan réussit à tisser une histoire captivante sur ce mince fil narratif, faisant d’habiles allers-retours entre l’instant présent et le passé de ses protagonistes. C’est tout comme si nous étions en train d’observer un peintre travaillant sur le motif. Avec une finesse et une subtilité rares, il trace les contours de ses personnages, leur couleur, leurs émotions contradictoires. Sur la plage de Chesil, c’est le roman de l’ambivalence, du malaise croissant, du poids du non-dit,  de l’indicible, des interprétations erronées mutuelles et de leurs conséquences. Quelle maîtrise du récit! Et quelle élégance, quelle précision dans le style!

Alors qu’il était censé lire, il dévorait Florence des yeux, en adoration devant ses bras nus, son bandeau dans les cheveux, son dos très droit, le mouvement gracieux de son menton lorsqu’elle calait son instrument dessous, la courbe de ses seins bien visible face à la fenêtre, ses jambes hâlées que frôlait l’ourlet de sa jupe en coton au rythme des coups d’archet, les muscles délicats de ses mollets qui se contractaient au moindre déplacement ou balancement.

On dit de McEwan que chacun de ses romans est différent, qu’il peut passer avec le même bonheur d’un genre à l’autre. Mes deux lectures consécutives le confirment. Sur la plage de Chesil nous transporte dans un tout autre univers que celui de L’intérêt de l’enfant. Un univers feutré, confiné, tout d’intériorité, avec quelque chose de décalé, de presque victorien. Génial!

Ian McEwan, Sur la plage de Chesil, Gallimard, coll. Folio, 2008 (pour la traduction française), 175 pages

 

Entre peur et lucidité

«Le maître des lettres anglaises», «le meilleur écrivain contemporain», des superlatifs dont use sans hésitation François Busnel, chef d’orchestre de La grande librairie, pour présenter Ian McEwan qu’il recevait, le 23 octobre 2015, pour parler de L’intérêt de l’enfant. Un court roman que j’ai dévoré en deux soirées. Magistral!

enfantCette histoire bien tassée illustre le dilemme d’une magistrate aux affaires familiales soudainement plongée dans une crise morale et amoureuse. À 59 ans, Fiona Maye, femme sans enfant, mène une brillante carrière de juge, cherchant à chacun de ses jugements à s’élever au-dessus des intérêts souvent mesquins des parties pour assurer celui des enfants qui sont en cause. Déjà ébranlée par un jugement difficile concernant la séparation de frères siamois, confrontée à un mari sexuellement insatisfait qui lui demande son autorisation pour vivre une aventure extra-conjugale, Fiona est bouleversé par sa rencontre avec Adam, un jeune homme de 17 ans, leucémique. Une transfusion sanguine est essentielle pour donner une chance de réussite aux traitements médicaux qu’il reçoit. Or, Adam est Témoin de Jéhovah et, tout comme ses parents et sa communauté, il s’oppose radicalement à cette transfusion. La juge devra prendre parti : doit-on imposer la transfusion ou peut-on considérer qu’à l’approche de ses 18 ans, Adam est en droit de prendre une décision qui risque de lui coûter la vie? Fiona rendra son verdict. Mais les conséquences de celui-ci sur sa vie personnelle seront tout aussi imprévisibles que déroutantes.

L’intérêt de ce livre tient à plusieurs aspects. L’auteur, comme s’il était lui-même du clan, nous fait pénétrer dans l’univers fascinant et si peu souvent abordé des juges, et dans celui particulier et confrontant des affaires familiales.

Elle avait l’impression […] qu’à la fin de l’été 2012 en Grande-Bretagne, le nombre de divorces, de séparations, et le désarroi afférent montaient comme une monstrueuse marée d’équinoxe, emportant des familles entières, dispersant les biens et les projets d’avenir, noyant ceux qui ne possédaient pas un instinct de survie suffisamment solide.

Mais plus encore, ce qui nous happe, c’est la difficile question de l’intérêt de l’enfant, la frontière floue entre le jugement lucide de la professionnelle et la peur qui brouille ce jugement lorsque le sujet devient plus personnel. Quelle est la responsabilité morale de la juge Maye lorsqu’elle sort de la cour et que l’enfant s’adresse à Fiona, à la femme?

Riche en questionnements, L’intérêt de l’enfant met en scène des personnages complexes et crédibles portés par une écriture limpide, élégante, précise. Ce roman nous laisse avec des passants qui risquent de s’installer à demeure dans ce drôle de centre d’hébergement qu’est la mémoire de nos lectures.

Ian McEwan, L’intérêt de l’enfant, Gallimard, 2015, 160 pages