Portrait mordant d’une certaine Amérique

Joyce Carol Oates, auteure prolifique (quelque 70 titres), a touché à tous les genres littéraires. De son œuvre, je connais essentiellement les romans ancrés dans la réalité sociologique américaine (dixit Wikipédia). Et je les ai tous savourés. 

Si  Oates a toujours le croc aiguisé contre certains aspects de la société dans laquelle elle vit, dans Petite sœur, mon amour, son esprit de dérision atteint des sommets. Et le portrait qu’elle trace de ses concitoyens est très souvent hilarant. Ce qui n’empêche qu’on est touché par le destin des deux enfants, les héros de cette histoire, jouets de l’égoïsme de leurs parents.

Le propos

L’histoire est racontée par Skyler Rumpike, maintenant âgé de 19 ans et qui revient sur le drame qui a marqué sa vie. Alors qu’il n’a que 8 ou 9 ans, Skyler se blesse gravement à une jambe en tentant un mouvement aux barres parallèles durant ses désastreux cours de gymnastique. Le petit Skyler a très peu d’aptitudes pour les sports, ce qui déçoit grandement sa maman, Betsy, ancienne patineuse en mal de gloire, et son papa, Bix, ancien joueur étoile de son équipe universitaire de football. Par contre, sa sœur, Edna Louise, tout juste âgée de 4 ans, se révèle être une patineuse promise à un brillant avenir. Il n’en faut pas plus pour que la mère, assoiffée d’acceptation sociale, s’empare de ce talent et le pousse à ses limites, y trouvant enfin une clé pour ouvrir les portes de son riche voisinage. Les puissants réflecteurs qui illuminent les exploits de la petite, rebaptisée Bliss (nom dicté à Betsy par Dieu lui-même!), repoussent dans l’ombre le décevant Skyler que l’accident a laissé boiteux. 

Durant deux ans, Betsy va travailler à fabriquer une étoile. Jusqu’à l’assassinat de l’enfant, meurtre non vraiment résolu malgré l’aveu d’un pédophile déclaré. Des soupçons véhiculés dans les médias sociaux continueront de flotter comme une ombre sur les membres de la famille, brisant leurs liens et pourrissant leur vie.

Échantillons d’une plume jouissive

[…] Bix Rampike a une sacrée présence ! Épaules larges, visage taillé à la serpe, un charme rude d’Américain, prompt à sourire, prompt à se vexer, à vous donner sa chemise ou à vous flanquer son poing dans le ventre si vous insultez ses gosses, sa femme, son drapeau, son patron, son Dieu.

« Skyler ! […] cours dire à ta maman qu’on aimerait un service drive-in, ici ». (Papa plaisantait ! Bien sûr !) Vite maman arrivait, mules à talon cubains, pull en cachemire couleur fraise écrasée, jean de marque, cheveux parfumés-bouffants-gonflants, et maman rougissait de plaisir, maman se savait très admirée par les potes de papa, et donc par papa lui-même, elle apportait des bières glacées, des bières d’importation, des coupes remplies de bretzels, de chips et de la sauce pimentée préférée de papa, et les noix de cajou préférés de papa ; et après quelques minutes de plaisanteries, flirteuses, légèrement osées, maman repartait d’un pas léger et Bix et ses amis retournaient avidement aux écrans de télé géants où, pendant la saison de football américain, des méga-mâles, silhouettes humanoïdes aux tenues bizarrement rembourrées et aux casques brillants comme des carapaces de scarabée, se fonçaient les uns sur les autres, impitoyablement, infatigablement, à la poursuite d’un objet qui, de loin, ressemblait à une cacahuète géante.

Les maux de l’Amérique

Petite sœur, mon amour est un roman singulier par sa facture, son organisation et son point de vue narratif. L’auteure combine sa virtuosité à la fausse naïveté de Skyler pour dénoncer le snobisme des nantis et la surconsommation de marqueurs de statut (chirurgie esthétique, fringues et voitures de luxe, écrans géants, montres Rolex, etc.), la course à la reconnaissance sociale, l’omniprésence et l’omnipotence de la religion, l’instrumentalisation des enfants au service de l’ego des parents, la solitude des enfants, l’explosion des diagnostics de tout crin et de la médicalisation des petits, etc.  

Bien que j’aie trouvé la deuxième partie du récit centrée sur Skyler, ado maintenant coupé de sa famille, un peu longue (peut-être parce que tellement désespérante!), je tenais à connaître le dénouement de cette histoire extraordinaire, moins en raison des faits évoqués que du regard tout à fait original qui les éclaire.

Peut-être pas la plus grande œuvre de cette auteure, mais sûrement un très bon livre.

Joyce Carol Oates, Petite sœur, mon amour, Philippe Rey, 2010 (pour la traduction française) 667 pages

Lectures de voyage

Ma découverte d’un auteur archi connu

Le premier m’a été laissé par des amis lors de leur passage à Sunny Isles. Je comptais en faire ma lecture de voyage, mais je l’ai malheureusement terminé avant même de partir. C’est vous dire comment il était captivant. 

L’engrenage

L’engrenage de John Grisham met en scène trois juges véreux, surnommés les Frères, écroués dans une prison à sécurité minimale de la Floride. Pour se faire des sous, nos trois fripouilles, aidées d’un avocat tout aussi pourri qu’eux, arnaquent des hommes d’âge mûr ayant toujours caché leur homosexualité en leur adressant des lettres aguichantes sous la signature de jeunes délinquants en quête d’un protecteur. Lorsque le poisson est ferré, ils passent à l’extorsion. 

En parallèle, le grand patron de la CIA décide de faire d’un politicien peu connu le prochain président des États-Unis. Peu connu, mais sans tache, et surtout disposé à appuyer le réarmement des États-Unis pour faire face à la menace nucléaire que la CIA sent venir de l’Est. Leur candidat connaît une montée fulgurante et tout va pour le mieux jusqu’à ce que le directeur de la CIA comprenne que son homme est aussi un des correspondants des Frères…

Grisham écrit sans fioritures, sans métaphores ou autres effets de style, mais son efficacité et son sens de l’intrigue vous rivent à votre fauteuil jusqu’à la dernière page. 

John Grisham, L’engrenage, Best-Sellers Robert Laffont, 2001,365 pages

Fleur vénéneuse

Mon second, je l’ai terminé sur l’avion de retour. Tout aussi captivant, mais d’une tout autre mouture, Fleur vénéneuse de Joyce Carol Oates est une histoire troublante et oppressante.

Terence Green, un homme issu d’un milieu modeste, néanmoins diplômé d’Harvard, est marié à la très riche Phyllis. Ce directeur d’une prestigieuse fondation artistique et sa petite famille vivent dans une chic banlieue de New York et fréquentent tous les week-ends leurs voisins et amis, au grand dam de Terence qui aimerait bien de temps en temps rester à la maison. Une assignation à comparaître va bouleverser sa vie en lui faisant rencontrer la trop belle Ava-Rose Renfrew dont il va tomber éperdument amoureux. On réalise vite que sa famille dysfonctionnelle, sous ses apparences bourgeoises, ne peut le protéger de s’enfoncer dans une double vie. On découvre aussi la nature secrète de Terence, à la fois d’une naïveté sans nom face aux étranges activités des Renfrew et d’une violence terrifiante tapie sous sa réputation d’homme gentil. 

Joyce Carol Oates est une écrivaine prolifique et de grand talent. L’enchaînement de détails et de pensées disséminés ici et là génère une atmosphère menaçante où se meuvent des personnages tortueux à souhait dans une Amérique snob et puritaine. 

Joyce Carol Oates, Fleur vénéneuse, Archipoche, 1997 (2000 pour la traduction française, 314 pages

La dernière récolte

Mon dernier livre, je l’ai téléchargé pour me rendre jusque chez moi. La dernière récolte, toujours de John Grisham. Étonnant comme cet auteur peut créer des univers différents.

L’histoire est racontée par Luke Chandler, un petit garçon de 7 ans vivant sur une ferme de coton, dans l’Arkansas des années 50, avec ses parents et ses grands-parents. Le récit dure le temps d’une récolte, qui exige l’embauche de ceux des collines et des Mexicains. Tous ces gens, une quinzaine de personnes, s’installent sur la terre des Chandler, les Mexicains, dans le fenil, et ceux des collines, sous la tente. Or, il s’avère que ces gens ne sont pas tous des enfants de chœur… La curiosité de Luke en fera le témoin muet d’événements troublants ou violents.

L’attachant petit garçon, qui rêve de jouer dans l’équipe de baseball de Saint-Louis, nous introduit dans cette Amérique rurale, extrêmement religieuse et violente. On ressent comme si on y était le dur métier du coton, la menace des éléments, la chaleur du Sud, la crasse et la pauvreté. Mais aussi la rude affection dont il est l’objet, la vaillance des travailleurs comme des membres de la famille. 

Le style de Grisham, tout aussi sobre dans ce roman que dans L’engrenage, n’en crée pas moins un univers sensible et crédible dans lequel on s’immerge avec bonheur.   

John Grisham, La dernière récolte, Robert Laffont, 2001 (2002 pour la traduction française), 343 pages

Dans l’enfer des riches

Cueilli lors de la grande vente de la bibliothèque de Québec, Hudson River de Joyce Carol Oates s’est avéré un grand plaisir de lecture. Je connaissais l’auteure pour avoir lu, il y a quelques années, avec tout autant de plaisir, un autre roman dont j’ai oublié le titre. J’y ai retrouvé le souffle dont j’avais gardé la mémoire. Je ne me souvenais pas, par contre, d’une plume aussi acérée, d’un humour aussi noir. D’entrée de jeu, je vous en offre un échantillon.

Elle avait des yeux fendus et secrets comme des figues, et elle les maquillait avec recherche d’une encre bleu-noir qui avait vite fait de fondre, si bien qu’ils semblaient avoir été meurtris par un amant cruel. Sa bouche était un cœur parfait, d’un rouge sanglant. Embrasser cette bouche, pensait souvent Lionel, c’était chercher l’hémorragie.

Adam Rarendt meurt sur le fleuve Hudson en tentant de sauver une fillette de la noyade. Ainsi commence l’histoire. L’homme, un cinquantenaire massif, vivait seul dans la riche banlieue new-yorkaise de Salthill-on-Hudson. Les nombreux amis qu’il s’était faits dans la petite ville savaient peu de choses sur lui. On ne lui connaissait aucune famille, son passé était nébuleux. Adam Barendt était un homme infiniment mystérieux, un genre d’invention : le philosophe-sculpteur d’une excentricité charmante que tout le monde à Salthill avait apprécié, et que certains avaient aimé. […] Adam avait laissé ses amis se faire une fausse image de lui. Il les avait laissés aimer un homme qui n’avait jamais existé.

Adam, c’est le révélateur, cet acide qui sert, en photographie, à faire apparaître l’image dans le secret de la chambre noire. Sa mort va provoquer un véritable séisme dans la petite communauté de millionnaires peuplée de dignes épouses […], de femmes riches ravagées par la solitude comme par le désir sexuel, affligées d’un besoin compulsif de parler aussi physique qu’un tic, pourvues de maris mystérieusement absents et d’enfants adultes qui les avaient déçues. Quelles femmes bonnes, généreuses, gentilles et attentionnées c’étaient; et comme on les fuyait, le regard détourné, en bégayant des excuses. 

Ces femmes, dont plusieurs étaient tombées amoureuses d’Adam sans contrepartie, vont vivre un chagrin d’amour secret, germe d’une crise profonde qui va s’étendre comme une épidémie à leur entourage. Des femmes-potiches et dames patronnesses, qui toutes feront de leur tourment l’occasion de refonder leur vie sur une base plus solide, mais non sans que roulent quelques têtes. Les maris n’auront pas tous la même force, peut-être moins bien équipés qu’ils sont pour affronter les grandes tempêtes.

Hudson River est une œuvre ambitieuse, complexe et touffue. La brique compte quelques 519 pages bien tassées sur du papier grand format. Des heures de plaisir assuré. On s’étonne d’ailleurs de la prolixité de cette auteure américaine dont la production donne le tournis. Jetez un petit coup d’œil sur sa page Wikipédia qui nous apprend aussi qu’elle fait partie de la société Mensa, regroupant des personnes dont les résultats à des tests d’intelligence sont supérieurs à 98 % de la population… Ceci explique peut-être en partie cela.

Joyce Carol Oates, Hudson River, Stock, 2004, 519 pages

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