Le style 19e de Boyd

Nous sommes à Édimbourg, en 1894. Brodie Moncur, jeune accordeur de piano à l’oreille parfaite, est envoyé à Paris par son employeur, le propriétaire des pianos Channon, pour y développer les affaires sous la direction de son fils, Calder. Brodie s’acquitte de sa mission malgré l’hostilité et la malhonnêteté de Chalder. Par ailleurs, sa réputation d’accordeur se répand et lui vaut des relations avec les grands concertistes de l’heure, dont Kilbarron, surnommé le Liszt irlandais, dont il devient le secrétaire et l’amoureux transi de sa maîtresse, la belle Lika Blum. En découlent pour Brodie des péripéties à travers l’Europe et la poursuite du rêve d’épouser Lika.

Comme souvent chez Boyd, l’histoire se met sur les rails avec lenteur. À un moment donné, je commence à soupirer pour de l’action. J’en suis à la page 274 ! Mais voilà, le récit s’accélère et se dramatise. Boyd a fini de disposer ses pions et la partie démarre réellement. Les obstacles se dressent sur le chemin de Brodie.

L’amour est aveugle n’est pas le roman de Boyd que j’ai préféré, mais j’ai tout de même passé un bon moment avec ce Brodie très 19e siècle, pas très perspicace, ballotté par les événements. Un doux rêveur auquel on souhaiterait un destin moins cruel.

Le tour de force de William Boyd dans cette œuvre est de nous faire oublier totalement qu’elle a été écrite en 2019. L’intrigue des plus romantiques, même dans ses moments dramatiques, les personnages, le contexte, le vocabulaire, tout nous plonge dans ce passé déjà lointain. Bluffant ! L’autre aspect qui force l’admiration est la capacité de cet auteur à se renouveler d’un roman à l’autre et à nous déstabiliser. 

Extrait

Il sortit rue Saint-Dominique et héla une victoria pour se faire conduire jusqu’au magasin Channon avenue de l’Alma, à deux pas des Champs-Élysées. Par cette froide journée de février au ciel plombé, il était content d’avoir mis sa vieille redingote en tweed et l’écharpe de laine fauve que Doreen lui avait tricoté. Il jeta au passage un coup d’œil à la tour Eiffel, dont le sommet était obscurci par des nuages stationnaires, et se demanda combien de temps il fallait avoir vécu à Paris pour ne plus la remarquer, pour qu’elle fasse partie du paysage comme Notre-Dame ou l’Arc de triomphe. Il trouvait dommage que cette construction fût vouée à la démolition sous quelques années, mais peut-être tenait-elle trop de la monstruosité pour qu’une ville l’acceptât. La plus haute structure construite par l’homme à la surface du globe ! Incroyable ! Magnifique ! Il était déjà monté deux fois au dernier étage. (p. 80)

William Boyd, L’amour est aveugle, Seuil, 2019, 483 pages

Aventure africaine

Brazzaville Plage. C’est là que Hope Clearwater attend, dans une vieille maison de plage, que cesse la retombée des cendres provoquée pas les événements qui ont bouleversé sa vie. Joli nom, Hope, plein d’espoir.

Hope épouse John Clearwater, un mathématicien qu’elle a connu au cours de ses études universitaires. Chercheur de génie, John a aussi le génie troublé par le syndrome maniaco-dépressif qui entraînera son lot de péripéties et de drames.

plageWilliam Boyd, l’auteur, raconte en parallèle un épisode ultérieur de la vie de Hope. Recrutée au Congo pour participer à des recherches sur les chimpanzés, Hope y fait une découverte bouleversante sur la capacité de violence de nos proches cousins. Or, le directeur de ce centre de recherche, qui y a consacré ses vingt dernières années et qui s’apprête à publier un livre sur le sujet, oppose un refus farouche à ces révélations.

Les circonstances entraîneront, par la suite, Hope dans la guerre qui fait rage au Congo entre les factions rivales.

Sans en révéler davantage, disons que notre héroïne sera bousculée et ébranlée par tous ces événements et d’autres encore et qu’elle a besoin d’intégrer ces leçons de vie pour que celle-ci retrouve un sens.

William Boyd a le don de nous plonger dans des univers chaque fois différents, bien documentés — ici, entre autres, les comportements des chimpanzés — tout en nous racontant une histoire fascinante portée par des personnages attachants, contrastés, imparfaits et souvent ambivalents. Il sait aussi assembler les épisodes de chacune des périodes pour nous faire cheminer vers leur conclusion, sans nous perdre, aiguisant notre attente tout en ménageant ses effets. Très très habile.

Un très bon livre d’un grand auteur.

William Boyd, Brazzaville Plage, Éditions du seuil, 1991, 352 pages

 

Quelques titres en rafale

Le diction populaire dit : Quand le travail nuit aux loisirs… Je vous laisse conclure. Mais le fait est que j’ai pris du retard dans le compte rendu de mes lectures. D’où le petit survol des trois dernières.

hommeUn homme très recherché de John le Carré. L’espionnage toujours, mais à une époque plus contemporaine. À New York les tours sont tombées. Le nouvel ennemi, c’est celui de confession musulmane. Il ne fait pas bon être un Tchétchène en fuite. Issa, musulman, a été sévèrement torturé en Russie. Après s’être enfui, via la Suède, il est maintenant en Allemagne où, Annabel, jeune avocate idéaliste tente de lui permettre de réaliser son rêve : devenir médecin pour aller soigner ses frères Tchétchènes. Pour cela, il doit obtenir un statut de réfugié et financer ses études à même la fortune, l’argent maffieux, que son père a autrefois mis à l’abri dans une banque de Hambourg. Sous l’histoire de ces protagonistes se livre une guerre des forces obscures du secret, celles des Anglais, des Allemands et des Américains. Pour eux, les humains, même innocents, même en quête de paix et de bonheur, ne sont que des pions. Dans un tel cas, la conclusion ne peut qu’être déprimante.

bleuL’après-midi bleu de William Boyd. J’ai mis un peu de temps à me laisser happer par l’histoire, mais est venu le moment où je n’arrivais plus à lire tous les mots, sautant de ligne en ligne, le cœur battant. Un homme étrange interpelle une jeune femme, Kay Fisher, architecte à Hollywood, pour lui révéler qu’il est son père. Malgré son incrédulité, Kay finira par se laisser entraîner par Carriscant dans un curieux voyage au Portugal, à la recherche de la femme qu’il a aimée dans sa jeunesse. Le périple sera l’occasion pour l’ancien médecin de raconter son histoire à sa fille et de la convaincre de la véracité de leur parenté. Boyd nous propulse dans le monde médical du début du 20e siècle avec un réalisme fascinant. Sans être le plus mémorable de ses romans, on embarque dans l’aventure avec beaucoup de plaisir.

otageOtages intimes de Jeanne Benameur. Là, on change d’univers, de style. Étienne, photographe de guerre, est libéré après des mois de captivité comme otage. À son retour, il retrouve sa mère aimante et ses amis de toujours, Enzo et Jofranka. Enzo, le sédentaire, fait des meubles d’artisan dans son village natal. Jofranka est avocate et travaille à la cour internationale. Elle prépare les femmes qui ont subi des sévices à témoigner contre leurs bourreaux. Le retour d’Étienne, c’est comme un petit tremblement de terre. Chacun est secoué, confronté à ses limites, à ses désirs, à sa difficulté de vivre. Un livre méditatif, au style intimiste, porté par une langue à la fois simple et poétique.

Dans la cuisine, ils sont là. Aucune arme ne protège de la peine du monde. Irène n’essaie aucun mot de consolation. Il n’y en a pas. Peu à peu la désolation cédera la place, c’est à cela qu’elle s’arrime. Parce qu’il y a les oiseaux qui prennent toutes les souffrances sous leurs ailes. Parce qu’il y a les arbres qui mènent la peine des hommes jusqu’au bout de leur feuillage. Parce qu’il y a des petits torrents qui roulent des pierres de l’eau limpide et qui laissent joyeux les corps des enfants. Elle essaie de toutes ses forces d’y croire.

Un très beau livre

Un vrai faux journal

Je ressens une lourdeur au moment de livrer mes impressions sur ce « roman » de William Boyd, À livre ouvert. Terminer un tel livre, c’est une sorte de deuil. On ne suit pas de près un personnage sur sept décennies sans se cabrer contre la fin de cette relation. C’est comme lorsque la vie met brièvement quelqu’un sur notre chemin. Quelque chose s’est passé, cette personne nous a touché, on aurait pu vivre une grande amitié, mais le destin n’est pas du même avis. Et on s’éloigne avec un pincement au cœur, avec la sensation de perdre quelque chose qu’on n’a pas eu le temps de saisir. Un deuil.

Sur ses vieux jours, Logan Mountstuart, surnommé LMS, fait le bilan de sa vie.

livreC’est tout ce à quoi votre vie se résume en fin de compte : la somme de toutes les chances et malchances que vous avez connues. Tout s’explique par cette simple formule. Additionnez et regardez les tas respectifs. Rien que vous puissiez y faire : personne ne distribue la chance, ne l’alloue à celui-ci ou celui-là, ça arrive, un point c’est tout. Il nous faut souffrir en silence les lois de l’humaine condition, comme dit Montaigne.

Des chances et des malchances, il en aura, Logan, au cours de sa vie. Des malchances surtout, il me semble, mais pas que. On fait sa rencontre alors qu’il est l’élève d’un collège honni, qu’il trompe son ennui en réalisant des défis improbables et en suivant le progrès de ceux auxquels sont soumis ses amis, Peter et Ben. Puis c’est l’université : Oxford, et les cours d’histoire pour lesquels Logan a peu d’intérêt, car il sait déjà qu’il veut devenir écrivain. Il en sort avec peu de gloire, mais à 25 ans, il connaît le succès littéraire, fait carrière comme journaliste, il est heureux avec sa femme, Freya, et sa merveilleuse petite fille, Stella. Alors que le soleil brille enfin pour lui, la guerre s’abat sur l’Europe, creusant une tranchée si profonde que jamais il ne pourra retrouver le chemin de sa vie d’avant. On le suit dans son parcours agité comme un voilier démâté sur une mer houleuse, allant où le vent le pousse ou, comme il le dit lui-même, comme un yoyo plutôt, un jouet secoué, tournoyant dans les mains d’un enfant maladroit, le manipulant avec trop de force, trop impatient d’apprendre comment comment utiliser son nouveau yoyo.

Il sera tour à tour espion, directeur de galerie d’art, enseignant, vendeur de journaux sur la rue. Il posera ses pénates en Angleterre, en France, aux États-Unis, au Nigéria. Sa vie se résumera par moment à une tentative désespérée de se ternir à flot, s’accrochant à diverses bouées, femmes, alcool, drogue. Il connaîtra l’amour et son contraire. Il vivra dans l’aisance et hantera le rayon de nourriture canine. Il fréquentera, dans ses heures de gloire, Picasso et Hemingway, le duc et la duchesse de Windsor. Plus tard, peu de gens réagiront au nom de Logan Mountstuart.

C’est donc toute une vie qui nous est racontée sous la forme d’un journal aux entrées sporadiques et dont les manques sont comblés par un éditeur imaginaire annotant les carnets posthumes de Logan Mountstuart. Et c’est d’une telle vraisemblance que je me suis prise à chercher son nom sur internet même si je savais qu’il s’agissait d’un journal inventé. Un véritable tour de force! Le langage est si vivant et les détails si réalistes qu’on doute à tout moment du caractère fictif de l’œuvre.

Logan Mountstuart a certainement une place de choix dans la galerie de personnages que je balade dans mes neurones.

William Boyd, À livre ouvert, Seuil, 2002 (pour la traduction française), 520 pages

 

La vie aux aguets

Si les William Boyd ne me laisseront pas tous un souvenir impérissable, aucun ne m’aura déçue jusqu’à maintenant. D’ailleurs, seul le temps peut nous révéler les inoubliables, n’est-ce pas?

vieLa vie aux aguets, donne la parole à deux femmes : Ruth Gilmartin, fin de la vingtaine, professeur d’anglais langue seconde, et sa mère, Sally Gilmartin. Nous sommes en 1976, l’été de la grande sécheresse en Europe. Ruth est séparée et s’occupe de son jeune fils, Jochen, qu’elle adore et avec qui elle mène une vie paisible. Jusqu’à ce jour où sa mère lui remet un manuscrit intitulé L’histoire d’Eva Delectorskaya, sa propre histoire.

Sa lecture révèle à Ruth que sa mère vit sous un faux nom, qu’elle est russe d’origine, qu’elle a été espionne durant la Seconde Guerre mondiale. À mesure que Ruth découvre la vie secrète de Sally, la femme qu’elle avait cru connaître s’enfonce dans le brouillard. Des révélations pour le moins déstabilisantes! En fait, même si Ruth est la narratrice principale et qu’elle s’exprime à la première personne, Eva Delectorskaya alias Eve Dalton alias Sally Gilmartin est le personnage central de ce roman, celle dont le destin demande une résolution, un aboutissement.

Dès le départ, Boyd installe une tension en nous décrivant le comportement bizarre de Sally. Cette tension, il la fait croître tout au long du récit, alimentant subtilement l’impression que la catastrophe est imminente. Quel plan mijote Sally?

Vous le saurez si vous vous laissez tenter par La vie aux aguets.

Par ailleurs, il m’a semblé à quelques reprises que le style fluide et élégant de William Boyd n’avait pas été bien servi par la traductrice. Rien de grave. Un petit grincement par-ci par-là, comme cette étonnante traduction de Quebec City par «Québec ville»…

Une très agréable lecture qui nous révèle un épisode réel et peu connu de l’espionnage britannique aux États-Unis, et dont l’objectif était de convaincre, par tous les moyens, l’Amérique d’entrer en guerre auprès des Alliés.

William Boyd, La vie aux aguets, Seuil, 2007 pour la traduction française, 333 pages

 

Comme neige au soleil

C’est le titre de l’excellent roman qui m’a rendu la vie plus douce sur le vol de retour d’Europe. Pendant que l’avion filait dans le froid polaire de haute altitude, mon esprit voguait dans le récit de William Boyd, hors du temps et de l’espace. Comme on doit limiter le poids des bagages, le choix d’une valeur sûre en matière de lecture s’imposait. Et je n’ai pas été déçue. J’ai même dû me faire violence pour ne pas le dévorer durant le séjour à Paris.

UnknownL’histoire commence à l’orée de la Première Guerre mondiale, en Afrique Orientale que se partageaient les Britanniques, les Allemands et les Portugais. Anglais et Allemands qui vivaient en bonne entente deviennent du jour au lendemain de farouches ennemis. Premier geste de guerre, Temple Smith, un Américain installé du côté britannique, se fait expulser de sa ferme par son voisin allemand. En même temps, en Angleterre, on suit le spleen d’un jeune fils de souche aisée, Félix Cobb, qui a en horreur sa famille de militaire, à l’exception de son grand frère adoré, Gabriel, lequel vient de se marier au moment où il est appelé sous les drapeaux. Au fil du récit, ces deux mondes, celui de l’Europe et celui de l’Afrique, finiront par se rejoindre dans un dénouement qui laisse bien des portes ouvertes.

À travers les différents personnages mis en scène par l’auteur, on assiste à la tragédie de l’homme en guerre. Les morts s’additionnent plus vite qu’on peut les compter, les biens sont détruits, les corps se brisent, les amitiés sombrent, l’amour vacille. Et comme si ce n’était pas suffisant, la grippe espagnole parachève la dévastation qui s’est abattue sur l’humanité.

Si le récit est passionnant, c’est que les personnages sont particulièrement vivants. Tout en demi-teintes, en nuances, en ambivalence, comme dans la vraie vie. Au cœur du roman, Félix avance tâtons, ouvre les mauvaises portes, recule, repart, gauchement, courageusement. Imparfait et attachant jeune homme.

Récit passionnant, personnages attachants et comme toujours, une plume éblouissante. Je vous en donne pour preuve la description que Félix fait de son père :

Le major Cobb était un petit homme qui avait été autrefois puissamment bâti : il lui en restait encore quelques traces mais, depuis qu’il avait quitté l’armée, il avait dangereusement grossi. Ce soir, pensa Félix, il ressemblait à un gros cube blanc et noir en fureur. Il portait — sans que l’on sût pourquoi — des knickerbockers noirs, des bas de soie blancs, des chaussures à boucle, une queue-de-pie, un faux plastron à col cassé et un nœud papillon blanc. Un rang de médailles tintinnabulantes lui barrait la poitrine du côté gauche. On aurait dit un ambassadeur auprès de la Cour de St-James sur le point d’aller présenter ses lettres de créance. Il était presque complètement chauve mais, à l’encontre de la mode actuelle, il avait conservé ses luxuriants favoris. Le visage bouffi et le teint cireux — couleur de vieilles touches de piano —, on l’aurait cru à peine remis d’une maladie ou sur le point d’en attraper une. Il avait de grandes poches sous les yeux et d’épaisses caroncules en guise de paupières : les plis de chair affaissés ne lui laissaient que de minces fentes pour y voir. Un monsieur parfaitement déplaisant d’apparence, se dit Félix qui pria que sa propre vieillesse ne l’affecte point de la sorte.

Du grand Boyd. Je vous suggère fortement de visionner cette courte vidéo dans laquelle Bernard Pivot s’entretient, en 1985, avec le jeune William Boyd et qui fait un éloge dithyrambique de son livre, son deuxième en carrière. C’est du bonbon.

William Boyd, Comme neige au soleil, Balland, 1985, 437 pages

Un récit lent et jouissif

Au moment de vous livrer mes commentaires sur ma dernière lecture, je me suis interrogée sur le sens du titre, Armadillo, dont je ne me souviens pas avoir rencontré une seule occurrence dans ce roman. Voici ce que j’ai trouvé sur le Net : Nom usuel commun au tatou et à un cloporte, capables de se rouler en boule en cas de danger.

Se rouler en boule en cas de danger, voilà bien ce qui caractérise le singulier personnage de cet excellent roman de William Boyd.

UnknownLorimer Black (nom d’emprunt de celui qui est né Milomre Blocj, Milo pour sa famille) est expert en sinistre pour une compagnie dont l’objectif est bien entendu d’échapper le plus souvent possible à l’obligation d’indemniser les victimes de sinistres. Lorimer, beau garçon, bon garçon surtout, applique avec sérieux et sans états d’âme les lignes de conduite de l’entreprise, habile à débusquer les fraudeurs et à conclure des arrangements profitables pour son employeur et pour ses bonis. Mais si Lorimer excelle dans son métier, c’est bien davantage en raison d’une sorte de naïveté que du cynisme qui anime ses patrons. Tout baigne dans l’huile jusqu’à ce jour où il arrive chez un client avec l’intention de régler un litige en espèces sonnantes et découvre celui-ci qui se balance au bout d’une corde. Or, si Lorimer est chargé d’apporter à l’homme en question les liasses supposées clore le dossier, c’est Hogg, son colérique patron, qui en a négocié les termes. La vue du macchabée cause un choc à notre jeune expert, choc qui provoque lui-même une fissure dans sa fausse assurance. À partir de là, c’est toute la vie de Lorimer qui va se lézarder. En bon armadillo, il tentera bien de se rouler en boule pour se protéger du danger, mais sa stratégie se révélera totalement inefficace. Poussé dans les cordes, menacé de tout perdre, notre héros sera bien forcé d’improviser…

Au-delà du milieu crapuleux auquel nous initie l’auteur, l’intérêt du roman tient surtout au personnage de Lorimer pour lequel on se prend petit à petit d’affection, à mesure qu’on découvre sa sensibilité et son indécision, voire sa pusillanimité, mais aussi cette sorte de pureté que rien ne semble entamer, son besoin d’être aimé, son empathie, son amour des fleurs et des masques, ses insomnies. C’est avec tendresse et impatience qu’on le regarde faire le dos rond face à l’adversité, face à ceux (patrons, famille) qui exploitent sa bonne foi, son désir de plaire. Mais bondieu, va-t-il enfin se mettre en colère et tous les envoyer paître!

Boyd est un magicien. Un maître de la nuance, de la subtilité. Et un maître du style. Pas de giclée de sang ni de coups de feu. Juste le destin d’un jeune homme ordinaire qui se construit devant nous, par petites touches qui laissent au lecteur une part de création, d’imagination. De même pour la conclusion, dont je ne dirai rien sinon qu’elle est aussi peu spectaculaire que le récit. Une conclusion cohérente qui fait sourire par sa subtilité. Un vrai bonheur de lecture.

William Boyd, Armadillo, Éditions du Seuil, collection Points, 1998, 367 pages.

 

 

Du plaisir de se faire embobiner

J’ai sans doute fait comme d’innombrables lecteurs avant moi en refermant Les vies multiples d’Amory Clay: j’ai cherché des traces de son existence sur Google. Convaincue d’avoir affaire à la biographie romancée d’une vraie photographe née le 7 mars 1908 et décédée (de sa propre main) le 23 juin 1983, tel qu’il en est fait mention à la fin du livre. Photos à l’appui du texte. Le tout à la première personne, ce qui renforce l’illusion de véracité.

William Boyd que j’avais découvert et apprécié avec L’attente de l’aube, signe ici une œuvre originale dans laquelle la fiction devient plus réelle que la réalité. Plus on avance dans le récit et plus on y croit.

amoryAu fil de ses «multiples vies», Amory Clay illustre toutes les facettes de son métier. De photographe-portraitiste avec son oncle qui lui enseigne le boulot, elle deviendra photographe d’actualité, photographe artistique, photographe de guerre, photographe de mode, et plus encore. On la suivra de l’Angleterre à New York, de la France à l’Écosse, des Vosges au Vietnam. On sera les témoins des velléités de fascisme en Angleterre, au seuil de la Deuxième Guerre mondiale, de l’insouciance des Américains avant leur entrée dans le conflit, de la survivance anachronique de l’aristocratie écossaise d’après-guerre, et de la guerre elle-même avec sa face cruelle et sanglante. Sous des dehors tranquilles, c’est donc une vie mouvementée qui nous est contée, émaillée de drames, d’amours et d’aventures.

Mais c’est surtout le cheminement intérieur du personnage qui séduit, son caractère décidé, son courage, son authenticité. On s’attache rapidement à cette femme plus vraie que nature et j’imagine que je voudrai longtemps continuer à croire à son existence.

La magie de la fiction opère grâce à ce ton posé, à ce rythme lent, à ce style familier de quelqu’un qui se raconte, en toute simplicité, sans grandes envolées lyriques. Quelle efficacité! Si jamais le récit ne nous fait battre le cœur à tout rompre, jamais non plus il ne nous lasse.

Ce deuxième séjour dans l’univers de William Boyd présage une longue fréquentation.

Pour lire une opinion tout aussi favorable que la mienne, cliquez ici

William Boyd, Les vies multiples  d’Amory Clay, Seuil, 2015, 415 pages

Démêler le vrai du faux

Quel bonheur de découvrir une nouvelle voix! Nouvelle pour moi, s’entend, car l’homme publie depuis près de 40 ans! Des amis m’avaient recommandé certains des titres de William Boyd, que je n’ai malheureusement pas trouvés en version numérique, un must puisque je suis en Floride et n’ai accès qu’aux œuvres dématérialisées. J’ai cependant mis la main (au figuré, bien entendu) sur un de ses plus récents romans, L’Attente de l’aube, et je n’ai pas été déçue.

aubeL’histoire démarre lentement, juste avant la Première Guerre mondiale. Prenant congé de sa fiancée anglaise, Lysander Rief s’est réfugié à Vienne pour consulter en secret le docteur Bensimon, savant collègue du non moins réputé Sigmund Freud. Le psychanalyste lui apprendra que son trouble porte un nom: l’anorgasmie, soit la difficulté à atteindre la jouissance sexuelle, et qu’il croit pouvoir l’en guérir. Cette introduction permet à l’auteur de mettre en place l’idée qui court sous l’œuvre, soit que nous n’avons accès à la réalité qu’au travers du prisme de notre perception. De ce fait tout est toujours incertain. Tout est fiction, comme l’explique Bensimon à son patient.

Ce monde, non perçu par nos sens, demeure là-bas comme un squelette, appauvri et sans passion. Quand nous ouvrons nos yeux, quand nous sentons, entendons, touchons et goûtons, nous ajoutons de la chair à ces os selon notre nature et la manière dont notre imagination fonctionne. Ainsi l’individu transforme «le monde» – l’esprit d’une personne tisse sa propre et éclatante couverture sur une réalité neutre. Ce monde que nous créons est une «fiction», il est à nous seul, il est unique et non partageable.

C’est dans l’antichambre de Bensimon que Lysander fera la connaissance de Hettie Bull. Leur relation torride confirmera à Lysander la guérison de son trouble sexuel, mais lui fera mettre le doigt dans un engrenage dont il ne sortira pas sans peine. L’intrigue accélère. De fil en aiguille, sous une fausse accusation de viol, il devra accomplir de périlleuses missions pour son pays désormais en guerre. Et toujours cette impression que les choses et les gens ne sont peut-être pas qui ils prétendent être. Qui sont les alliés, qui sont les ennemis? Nous nagerons jusqu’à la fin dans les eaux troubles des apparences.

William Boyd illustre avec style et ingéniosité cette idée que je partage: la réalité et la fiction sont indissociablement imbriquées. Voilà quelqu’un que je n’ai pas fini de fréquenter.

William Boyd, L’Attente de l’aube, Éditions du Seuil, Paris, 2012, 299 pages