Lecture : La convocation de Herta Müller
Je dois d’abord avouer que je ne connaissais aucunement le nom de cette écrivaine, prix Nobel de littérature 2009. Ma mauvaise conscience libérée par cet aveu, je me sens maintenant capable de rendre compte de la lecture de ce livre étonnant.
La convocation… le titre résume le livre. C’est un titre sec, dépouillé, gris. Qui a déjà vu les tristes immeubles de l’ère communiste aura une image de l’atmosphère du livre. De la grisaille, il y en a dans ce livre remarquable. Toute la grisaille du ciel de plomb qui a pesé sur l’Europe de l’Est sous le régime communiste.
L ‘auteure nous faire vivre de l’intérieur la suspicion, la dénonciation, la peur, le désespoir. Pour avoir tenté d’envoyer un message à l’ouest en introduisant des feuillets dans les poches des pantalons qu’elle fabrique, l’héroïne est régulièrement convoquée à des interrogatoires. En se rendant à une énième confrontation, le temps d’un trajet en tramway, elle pense à mille choses, dans le désordre apparent de ses réflexions. Et lentement l’univers terrible de la dictature communiste roumaine apparaît comme un tableau qui ferait penser au Cri de Munch. Par touches successives, l’auteur plante le décor, débrouille les énigmes, donne à voir des scènes presque insoutenables. On comprend pourquoi, dans un tel enfer, tout résistant à la corruption ou à l’extinction de l’âme risque la folie.
C’est donc un livre dur par son propos, exigeant par son style. Mais d’une poésie qui affleure à chaque ligne. Une poésie qui vient de la description minutieuse et personnelle de tout ce que voit et pense la narratrice. Et cette voix étonne, dérange, touche. En voici un extrait:
Le lendemain, le soleil étendit ses doigts vers notre lit, des piqûres de moustiques me démangeaient, deux sur les bras, une sur le front, une autre sur la joue. La veille, Paul avait sombré dans le sommeil à cause del’eau-de-vie, tandis que j’y avais été rapidement entraînée par la fatigue avant l’arrivée du moustique sur moi. J’avais perdu l’habitude, avant de m’endormir, de demander comment on doit tenir sa tête pour qu’elle supporte les jours, parce que je l’ignorais. Se poser cette question pouvait faire oublier comment on s’endort et je n’étais pas sans le savoir. La première semaine après les bouts de papier, quand je fus convoquée trois jours d’affilée, je ne parvins pas à fermer les yeux de la nuit. Mes nerfs devenaient du fil de fer scintillant. Il n’y avait plus ce poids que ma chair aurait dû peser, mais seulement de la peau tendue et de l’air dans les os. En ville, je devais prendre garde à ne pas échapper à moi-même comme le souffle nous échappe en hiver, et à ne pas m’avaler moi-même en baîllant. p. 125
À lire quand le moral est solide.
Herta Müller, La convocation, Paris, Éditions Métailié, 2009, 208 p.
Ventres de femmes
L’énigme des détours
C’est une lente méditation, une spirale de vie qui tourne sur elle-même en s’enfonçant au cœur des commencements. L’énigme du retour de Dany Laferrière. C’est mon premier contact avec l’écrivain. Je ne peux dire s’il écrit toujours avec cette même économie de mots et d’effets. Et pourtant quelle poésie! À chaque ligne. On ne sait quel extrait choisir pour l’illustrer : « Je descends la rue/pour un bain/dans ce fleuve humain/où plus d’un se noie/chaque jour. »
Ses paroles essentielles nous traversent le corps : les couleurs des marchés, des filles, la désolation de la terre pelée, le désir exaspéré par la chaleur et la faim , la joie de vivre malgré la mort impatiente, le goût de la mangue, la fidélité des vieux amis paternels, la violence aussi, la violence de la dictature qui ne fait que changer de masques, tout cela chevillé au pays. Ce composé d’images brûlantes nous fait prendre la mesure, par contraste, de la glace dans laquelle nous sommes taillés.
La mort du père est le prétexte d’un retour au pays. Destin parallèle d’un père et d’un fils qui ont fui le pays vers le même âge pour poursuivre ailleurs, chacun à leur façon, la lutte pour la liberté. Pour l’aîné, l’arme fut politique. Pour le fils, l’arme passe par l’écriture. Petit à petit, l’exilé retrouve la terre natale, les gens qu’il a connus, sa mère, sa soeur, son neveu, les amis d’enfance, ceux qui ont connu son père, et surtout, sa grand-mère qui, de son cimetière, reste la matrice vivante de l’enfant qu’il fut.
Pèlerinage de l’adulte sur les routes qui le ramènent à son enfance. Chemin d’images et de sensation qui ficellent l’homme à ses origines. La vie n’est-elle pas un long détour chaotique vers un enfant qui attend la nuit?
Les traces de nos pas
Un début du monde
Un jour, Dieu sépara la terre et les eaux et il vit que cela était bon. Ce jour-là, il eut peut-être une distraction et oublia un large pas du sud de la Floride – les Everglades. La terre et les eaux s’y confondent. Seules quelques routes tracées de main d’homme, comme pour pallier la divine omission, permettent d’aller se faire une idée de cette partie de la création laissée en plan ; les éléments amalgamés y sont peuplés d’oiseaux et de reptiles. Il y règne sans contredit une atmosphère de début du monde. Une vastitude émouvante s’offre à la vue des humains stupéfiés. La vie humaine et la vie animale semblent pouvoir coexister sans heurts. Les oiseaux et les alligators se laissent approcher et admirer. En font-ils autant de ces bipèdes chamarrés et jacassiers qui les observent?
Au bout de quelques heures, on s’extirpe de ce coin de paradis, l’âme apaisée, pour replonger dans la trépidation des autoroutes surchargées. Automobilistes accrochés à leur téléphone, bouchons interminables, tôles froissées : toute agitation qui nous rappelle que ce paradis est menacé de disparition.
Inexorablement, l’humain étouffe ce qu’il aime.
Le langage nous met au monde
Hector Biancotti dit ceci: «Rien de ce qui peut n’être nommé n’existe vraiment. Les mots mettent la vie au monde. Nous font humains. Les mots sont le matériau de la conscience. Sans eux, l’instinct, la vie animale brute, méconnue, l’absence.»
Seuls les mots ont le pouvoir d’extraire la vie du limon dont elle origine et où elle croupit. Nous n’aurons pas trop de toute une vie pour mettre au jour une partie de notre être. Mais quel merveilleux projet de vie!
Hector Biancotti, Le traité des saisons, Paris, Gallimard, 1977, 246 p.
Les mots m’intéressent. Entendez le langage, l’expression des idées, des émotions, des images. Je m’intéresse à l’écriture, à la lecture, à l’édition et à tout ce qui entoure le monde de la parole avec un petit p. Et je rêve de la Parole avec un grand P. C’est de tout cela dont j’ai envie de parler, d’entendre parler et de discuter.