Nous le savions dès le départ de notre voyage en Écosse, nous avions peu de chances de faire des trouvailles percutantes sur nos ancêtres, Charles Robertson et Margaret Wilson, les parents de celui qui est venu s’établir au Québec. Tout au plus quelques images ou quelques données historiques pour enrichir le livre de famille en voie d’élaboration. Pourtant nous avons fouillé avec fébrilité chacun des cimetières des villages qui les avaient vu passer vers la fin du 18e et le début du 19e. Mais je saute les étapes. Reprenons dans l’ordre ces deux journées de fouilles qui allaient se terminer de manière si insolite.
Premier matin, notre chauffeur, Frank Wilson (coïncidence amusante), arrive à l’heure pile à la porte de notre appartement. L’Écossais type : assez grand, pas très beau, cheveux brun roux, yeux bleus, bras tavelés et sourire engageant. Et nous voilà partis dans sa grosse Mercedes sur les routes de l’Aberdeenshire. Connaissant les principales étapes de notre périple ainsi que son but, il a fait, la veille, des recherches sur internet pour s’assurer de nous mener à bon port et même un peu plus loin…
Il fait beau. La campagne, toute quadrillée, ressemble à un immense tartan végétal que le vent ferait onduler. Carrés blond orge, brun labour, lilas bruyère ou vert pâturage, marquetés du brun, du noir et du blanc des troupeaux de bovins et de moutons, cousus de rangées d’arbres ou de murets de pierres grises. Des milliers de moutons, partout, broutent paisiblement.
Première étape, trois paroisses, leur église et leur cimetière. Notre objectif: prendre des photos de ces lieux où, les archivent en témoignent, Charles Robertson et Margaret Wilson sont nés, se sont mariés ou encore, ont été enterrés. Notre arbre généalogique commence avec eux, les archives écossaises n’étant pas plus bavardes au sujet de leurs prédécesseurs. Notre espoir le plus fou: trouver leur pierre tombale. Malheureusement, les stèles vieilles de deux cents ans sont rares et celles qui subsistent, presque effacées. Mais peu importe, nous sentons tout de même leur présence lointaine au contact de la terre et des pierres qui résistent au temps.
Après une journée de ballade entre nos points de repère, nous rentrons, à peine déçus, surtout satisfaits de nous être assurés qu’aucune trace tangible de leur
passage en ces lieux aurait pu nous échapper.
Deuxième journée, Frank est en avance. Il a de nouveau scruté la toile pour concourir au succès de notre quête. Notre première étape : le musée des Robertson. Nous fondons énormément d’espoir sur cette visite, tant pour compléter notre information sur l’histoire du clan que pour l’achat de nos souvenirs de voyage. Le musée et la boutique ne peuvent qu’être grandioses tant nous sommes fières de notre patronyme. Nous devrons ravaler notre suffisance à la vue des installations. Le musée est logé au fond d’un modeste bâtiment, derrière une boutique quelconque qui n’offre que très peu d’objets reliés au clan. Cependant, l’exposition est instructive et nous y glanons bon nombre de renseignements nouveaux et de photos qui viendront enrichir les premiers chapitres du livre.
Nous désirons enfin visiter un site où se trouveraient les tombes de certains chefs du clan Robertson sans cependant être en mesure d’en déterminer le lieu avec précision. Frank, quant à lui, a sa petite idée sur le sujet. C’est ici que commence la partie la plus intéressante de notre expédition.
Nous laissons derrière nous les grands espaces cultivés pour pénétrer dans l’Écosse profonde du Perthshire, sur le territoire anciennement attribué aux Robertson. Après avoir longtemps zigzagué sur de petites routes ombragées et si étroites que deux voitures ne peuvent s’y croiser sans empiéter sur la bordure végétale, l’auto traverse une porte grillagée et s’engage dans un chemin de terre menant à un gîte qui paraît déserté. Aucune vie alentour, ni homme, ni chien, ni poules, ni voiture. L’atmosphère est étrange. Pourtant, Frank trouve à se renseigner à l’intérieur et repart sur une autre piste dans la forêt humide et sombre au sous-bois tapissé de fougères. Et soudain, devant nous, cernées de verdure, les ruines majestueuses d’une grande maison, celle qu’auraient habité les chefs du clan à une époque relativement récente, sans doute au 18e ou au 19e siècle. Ce véritable petit château est aujourd’hui assiégé par les bouleaux qui le serrent de près. Le toit s’est effondré, l’intérieur est totalement détruit, mais les murs de pierre rouge tiennent fièrement debout tout comme le toit conique des quatre tourelles. Nous restons là, dans le silence monumental de la forêt, dans une atmosphère de mystère et de recueillement, à tourner autour de ces murs qui témoignent à la fois de l’éphémère et de la pérennité de la vie et de notre histoire. Le moment est totalement inespéré et hautement émouvant. On voudrait en savoir plus sur la maison, sur l’histoire de ces gens. On sent bien que le mystère demeure entier et que cette enceinte désertée ne l’élucidera pas. Des lectures subséquentes nous apprendront que cette demeure n’était qu’une parmi d’autres ayant logé un chef du clan Robertson. Mais rien ne nous enlèvera cette impression puissante d’avoir fait une rencontre primordiale, d’avoir touché du doigt un bout de racine, d’avoir renoué les fils du temps.
Nous sommes très contents de ce croisement avec l’histoire. Cependant, la pluie menace et nous suggérons au chauffeur de reprendre le chemin du retour. Mais,
celui-ci insiste. Il est convaincu que le site de sépulture de certains chefs du clan est tout près et il continue de s’enfoncer plus avant sur cette piste de terre battue. Une signalisation discrète, à l’orée du bois, indique un site funéraire. Il nous y laisse et nous nous engageons dans le sous-bois sous le regard ahuri de notre homme qui n’en revient pas de voir des Québecois de langue française errer dans les boisés écossais à la recherche de leurs origines. Après quelques minutes de marche, nous tombons sur le lieu de sépulture: un enclos de fer forgé en très bon état, entourant un mur de pierre à l’intérieur duquel des plaques récentes portent les dates anciennes et les noms de ceux qui reposent sous terre.
Des membres de notre grande famille, animés de dévotion pour leurs ancêtres, ont fait graver ces marbres. Magique. Nous sommes seuls au cœur de cette forêt écossaise à contempler les tombes de nos très anciens pères sous la pluie qui tombe droite et solennelle.
Nous revenons avec le sentiment d’une mission accomplie tout en sachant que notre livre ne pourra rendre compte des émotions ressenties à la vue de cette maison et de ce tombeau perdus au cœur de l’antique territoire clanique. Nous
n’avons pas trouvé ce que nous cherchions, mais les anciens ont guidé nos pas et rattaché notre présent à leur temps immémorial, celui de la mémoire et des origines.