Dans la tête de Poutine

J’ai souvent pensé à La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievich en lisant Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. Alexievich décrivait de l’intérieur, à partir des témoignages des Russes, la fin de l’Union soviétique, la ruée capitaliste débridée qui a suivi, le chaos et la nostalgie chez certains de la gestion autoritaire et plus égalitaire de l’ère communiste. Da Empoli fait de cette nostalgie l’assise de la prise de pouvoir par un personnage aussi improbable que Poutine, ancien chef des services de renseignements. Un homme terne, que les stratèges pensaient pouvoir manipuler, mais qui se révélera le dirigeant épris de pouvoir absolu et résolu à durer que nous observons depuis de nombreuses années maintenant. L’auteur dépeint un évolution glaçante de la répression à l’œuvre en Russie ainsi que la volonté de Poutine de reprendre des territoires qu’il juge appartenir au royaume et être essentiels à sa grandeur d’antan. Terminé en 2021, ce roman exposait déjà les rouages de la guerre ukrainienne en cours.

L’histoire nous est principalement racontée par Baranov, personnage fictif inspiré d’un ex-conseiller de Poutine. Vadim Baranov est occidentalisé, homme de théâtre, de télévision, de divertissement. Présenté à Poutine comme celui qui peut l’aider à mettre en scène sa candidature aux élections présidentielles, il restera son éminence grise durant de longues années, développant un regard critique tant sur l’exercice du pouvoir dans son pays que dans les pays occidentaux. Il faut se pincer tout au long de la lecture pour se rappeler le caractère fictionnel de l’œuvre tant les événements collent à la réalité et le ton du récit semble naturel, d’autant plus que la grande majorité des personnages sont les acteurs réels de l’histoire russe actuelle.

Voyez-vous, l’élite soviétique, au fond, ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élégante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale du peuple, la même propension à l’arrogance et à la violence. On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Yvan le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même: au sommet, il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar. Aujourd’hui au moins un peu d’ordre est revenu, un minimum de respect. C’est déjà quelque chose, nous verrons combien de temps cela durera. (p.52)

Le mage du Kremlin est un roman passionnant, magnifiquement écrit, et dont la lecture laisse un petit froid dans le dos.

Ce roman a été couronné du Grand prix de l’Académie française 2022.

Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, 2022, 280 pages

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