Sur la rivière qui traverse la terre familiale, ton père a construit un pont de ciment pour faciliter le passage de la machinerie. Cet ouvrage crée un bassin où les enfants aiment à s’ébattre lors des chaudes journées d’été. Les grandes, chargées de ta surveillance, t’ont assise dans l’eau peu profonde. Tu regardes de loin leurs jeux, tu entends leurs cris, leurs rires au milieu des jets d’eau qu’embrase le soleil d’après-midi. On t’a oubliée. Hors de la petite prison de ton parc de bois que les grandes n’ont pas voulu trainer, le monde est soudain immense autour de toi. Alors, tu veux ramper vers leur plaisir, vers ce soleil qui se brise en fragments de lumière dans les éclaboussures de leurs jeux. Tu bascules dans l’eau tiède qui bientôt t’enveloppe et te coupe le souffle. Soudain, des mains te saisissent et t’extirpent de cet univers étrange. Des cris éclatent dans tes oreilles. Des voix qui chicanent et te font peur. La baignade est finie. La plus grande t’a posée sur sa hanche et te ramène vers la maison d’un pas plein de colère, terrorisée à l’idée qu’elle aurait pu avoir laissé se noyer l’avant-dernière. Cette anecdote, tu l’as souvent entendu raconter. Mais, pour la première fois aujourd’hui, elle prend une nouvelle dimension. Tu regardes avec tristesse cette marmaille laissée à elle-même – la plus grande n’a pas dix ans – qui déjà n’a plus droit à l’insouciance des jeux. Tes grandes sœurs te portent comme un fardeau. Chaque petite qui arrive leur vole un peu plus leur enfance. Et la révolte ne fait pas partie des possibles. Alors, elles te ramènent à la maison en se reprochant elles-mêmes d’avoir été trop paresseuses pour apporter ce parc de bois qu’elles peinent à soulever. Comment leur en vouloir d’avoir mis ta vie en danger? C’est des parents dont il faudrait condamner la négligence. Mais de ça, tu n’en es plus capable. Ta colère d’enfant contre la dureté de ton père, ta colère d’adulte contre l’absence de ta mère, se sont dissoutes dans l’indulgence qui t’est venue pour toi-même, avec le temps, avec les peines.
Malgré la crainte que tu as gardée de l’eau, tu as pourtant le souvenir d’avoir pataugé dans cette onde rougeâtre et tiède des jours entiers lorsque tu as été assez grande pour y descendre. La rivière passe derrière la maison au pied des écarts où l’on jette les ordures de cuisine, puis elle bifurque pour contourner le jardin et, après un dernier méandre, elle remonte vers sa source mystérieuse en coupant les terres interdites des voisins. Ces courbes créent de minuscules plages de sable, terrain de construction de ponts et de tunnels précairement façonnés de brindilles, de cailloux, de boue : merveilleux travaux d’ingénierie qu’avec une vieille boite de conserve rouillée tu alimentes en eau. C’est ainsi que les mains plongées dans ces éléments primordiaux, tu procèdes à ta création du monde.
Ailleurs, le courant lave la berge et découvre une roche lacérée sur laquelle la pluie laisse des flaques d’eau. Accroupie au bord de l’eau, tu traques les petits poissons que tu attrapes dans la nasse de tes mains refermées et que tu déposes dans ces mares. Lorsque tu es lassée, tu oublies là tes petits prisonniers qui sèchent sous le soleil assassin.
Cette rivière, tu l’as remontée, explorée, tu en connais chaque courbure, chaque caillou, chaque roseau qui la borde. Tu reviens inlassablement y laver ton ennui. Récemment, tu es retournée sur la terre de ton enfance pour y semer ton potager. En descendant le coteau, tu l’as soudain aperçue qui bondissait, abondante et rapide, sous le ciel clair de mai. Tu t’es immobilisée, en proie à un vertige. Des décennies plus tard, tu la retrouvais intacte. Comment nommer cette impression fugace, ce sentiment d’un retour aux sources, de retrouvailles avec un cours d’eau qui avait joué dans ta vie, dans ta survie peut-être même, un rôle plus grand que nature? Qu’avait représenté pour toi cette eau tiède, fidèle? Quelle faim avaient assouvie sa caresse, sa musique? À quelle grandeur presque humaine avais-tu élevé cette présence fluide arrosant ta vie plantée en terres arides? Car pour la joie d’une rivière, il y avait tant de désert en toi.
(extrait)
Ce récit est à la fois si beau et si triste!
Cette même rivière est synonyme pour moi de jeux partagés avec mes soeurs et mes cousines : baignade, pêche, capture des queues de poêlon. Et dire que j’ai failli m’y noyer également le jour où je suis tombée de la «pièce», le petit pont qu’on traversait généralement à la course. Cette journée-là, j’ai une une distraction et j’ai mis un pied dans le vide. Je me suis retrouvée à flotter sur le dos entre les grosses roches qui affleuraient de partout. J’ai regagné la rive tant bien que mal et je suis remontée à la maison en pleurant, consciente tout de même de m’en être sortie vivante quasiment «par miracle». À six ans, on attend un peu de réconfort après une telle aventure. J’ai été quitte pour une grosse punition administrée sur-le-champ par ma soeur aînée : aller au lit à 18 heures, par une belle soirée d’été encore tout ensoleillée. Je me suis endormie sur ma peine. Où étaient les bras qui devaient me serrer et me consoler?