Un trip sans fumée

Les chefs-d’œuvre ne sont pas toujours nos premiers choix de lecture. C’est une chance, sinon, nous serions vite à court. Ils sont rares, c’est vrai, mais ils font peur aussi. J’en ai toute une liste en réserve dont je diffère la lecture sans arrêt. Mais voilà que le hasard d’une bibliothèque m’a mis entre les mains Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez. Et je vous le recommande.

Fresque foisonnante, monde multicolore et grouillant, épopée teintée d’humour, Cent ans est un livre déroutant au départ, mais pour peu qu’on s’abandonne à la douce folie de l’auteur, on ne pourra le lâcher sans l’avoir terminé.

L’action (et croyez-moi, il y en a!) se passe à Mocondo, village isolé d’Amérique latine. Nous sommes témoins de la naissance, de la croissance et de la prospérité, de la décadence et enfin de la disparition de ce village qui ne cesse d’évoquer d’autres lieux connus de ce continent. Sur une durée de cent ans, c’est également une lignée, et pas n’importe laquelle, la lignée fondatrice du village, qui suit la même trajectoire. Il n’y a qu’un pas à franchir pour appliquer ce destin à toute l’humanité et à son petit village, la planète…

Cette famille, les Buendia, tourne en rond sur fond de solitude, semblant ne rien apprendre d’une génération à l’autre, reproduisant les mêmes erreurs qui les mèneront à leur perte.

Ainsi résumé, on pourrait craindre une lecture morbide et déprimante. Or il n’en est rien en raison du génie de Márquez. Son imagination débridée, son humour subtil et omniprésent ainsi que le recours au réalisme merveilleux rendent digeste l’insupportable et nous permet de relativiser le tragique de la condition humaine. Vraiment, par moment, la relation des incessants malheurs de la famille Buendia est très réjouissante. Et tout cela, tracé par une plume somptueuse, que ce soit dans les formules courtes et percutantes : « Aureliano Buendia comprit que le secret d’une bonne vieillesse n’était rien d’autre que la conclusion d’un pacte honorable avec la solitude. », ou dans des descriptions riches et pleines : « À ces mots, Fernanda sentit une brise légère et lumineuse lui arracher les draps des mains et les déplier sur toute leur largeur. Amaranta éprouva comme un frissonnement mystérieux dans les dentelles de ses jupons et voulut s’accrocher au drap pour ne pas tomber, à l’instant où Remedios-la-belle commençait à s’élever dans les airs. Ursula, déjà presque aveugle, fut la seule à garder suffisamment de présence d’esprit pour reconnaître la nature de ce vent que rien ne pouvait arrêter, et laissa les draps partir au gré de cette lumière, voyant Remedios-la-belle lui faire des signes d’adieu au milieu de l’éblouissant battement d’ailes des draps qui montaient avec elle, quittaient avec elle le monde des scarabées et des dahlias, traversaient avec elle les régions de l’air où il n’était déjà plus quatre heures de l’après-midi, pour se perdre à jamais avec elle dans les hautes sphères où les plus hauts oiseaux de la mémoire ne pourraient eux-mêmes la rejoindre. »

Mais la lecture de ce roman n’est pas que facile. Le réalisme merveilleux, ces libertés prises sur la crédibilité des événements, comporte pour bien des lecteurs à l’esprit cartésien, moi au premier chef, une difficulté certaine. La découverte des tapis volants par les habitants du village, le spectacle de la montée au ciel de Remedios-la-belle, ou la queue de cochon du dernier-né de la lignée, tout cela déstabilise. Alors qu’on se prenait à croire aux personnages, Márquez nous secoue et semble nous dire : « Eh! Eh! Réveillez-vous, tout ça n’est que fiction! » Peut-être veut-il nous rappeler que ce monde qui semble fictif existe bel et bien, autour de nous, en nous, et importe plus que ce qui est écrit? N’empêche que le réveil est brutal. On aime bien croire que les personnages des romans sont vrais, on aime bien croire que ce qui est réaliste est plus vrai que ce qui est merveilleux ou fantastique. Mais la fiction, c’est toujours de la fiction, n’est-ce pas?

Peut-être aussi est-ce le propre du chef-d’œuvre de nous laisser dans l’ambivalence. Les œuvres majeures sont exigeantes et l’effort nous rebute. Nous demandons le plus souvent à la lecture de nous distraire, pas de nous bousculer, pas de nous forcer à réfléchir. Mais il n’est sans doute pas mauvais, de temps en temps, de prendre le risque de s’abandonner à la plume débridée des ces faiseurs de monuments et à l’ébranlement de nos petites idées propres et bien classées.

Vraiment, Cent ans de solitude, c’est un trip qui n’a pas besoin de fumée!

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