Des pas dans la ville

J’avais mes raisons de suivre cet homme? Autrefois, je l’ai tant aimé.

Un jour, à la suite d’une violente dispute, il est parti sans laisser d’adresse? Longtemps, j’ai cru qu’il avait quitté la ville. Aussi, mon cœur fait un bond quand je l’aperçois dans le jardin où je prends souvent mon repas. Je le reconnais d’abord à sa démarche inflexible, un bras statique, l’autre battant la mesure comme un métronome. Les promeneurs du midi pourraient le prendre pour un des leurs, un travailleur en pause. Il est bien vêtu et porte un élégant chapeau de paille. Ils ne savent pas lire son corps durci, son regard claustré. Ils ne comprendraient pas que j’aimerais qu’il soit mort.

Retenant mon souffle, je le laisse passer devant moi. Son attention semble absorbée par les fleurs. En apparence du moins. Mais je me méfie. Il pourrait bien être sur ma piste, avoir dans la gorge un goût de vengeance. Il ne semble pas me voir et il poursuit sa marche spartiate. Lorsqu’il atteint l’extrémité du jardin, je me lève et je le suis. Pour la première fois depuis sa disparition, je veux savoir… à quoi il occupe son temps, où il dort, où il mange. Je veux savoir ce qu’il trame, quelle lubie monopolise ses pensées. Il a échafaudé tant de grands projets avortés. Il a inventé tant de complots. Il est tellement fou!

Il marche d’un pas égal, rapide, sec. Au bout d’un moment, je prends la cadence. Où me mène-t-il? Nous avons déjà parcouru des dizaines de rues, traversé des cours, coupé à travers des parcs, emprunté des ruelles. Cette filature m’a égarée. La chaleur est torride. Mes escarpins me blessent. Je ne suis pas chaussée pour battre la ville. Vingt fois j’ai voulu rebrousser chemin, le laisser à ses chimères. Mais impossible d’abandonner. Je dois être sur le point d’élucider le mystère de cet homme halluciné… Mais non, des pas et encore des pas! La fatigue et la touffeur du temps m’abrutissent. Je ne sens plus mes pieds. Les motifs de ce pistage se dérobent. Même l’identité de cet homme ne m’est plus certaine. Quel lien m’enchaîne à lui? Et j’avance, posant obstinément mes pas dans les traces de cet autre.

Soudain, une évidence s’impose à soi : je ne suis pas seule. Un humain marche devant moi et m’ouvre un chemin dans cet univers minéral et clos. Peu importe qui il est, peu importe qu’il soit fou. Au bout de cette marche aveugle, j’entrevois une source lumineuse. Si je persévère, un voile se déchirera. Dans la clarté d’un soleil neuf, quelque chose d’essentiel me sera révélé.

Troublée par cette illumination, je le perds de vue. Je me mets à courir, éperdue. Il ne peut pas m’avoir abandonnée à cet instant qui augure enfin d’une clarté. Des larmes dont j’ignore la source jaillissent, m’inondent, m’étouffent. Je suis à nouveau seule dans la grande nuit de l’absence, moi qui croyais avoir trouvé un compagnon de marche, et peut-être une main, un regard, une oreille…

Les larmes se sont taries. Je marche dans la ville, condamnée à rechercher d’autres traces de pas qui me mèneront à un rendez-vous si souvent déjoué par les flux et reflux de mon cœur, à la plongée dans le magma de ma propre déraison.

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