La passeuse

Je suis une femme de la montagne. Porteuse des mots dits. Je suis sortie des flancs généreux des montagnes du Yémen. Comme une coulée de lave. J’ai cueilli les mots comme fleurs. Je les ai transplantés dans un livre très beau. Ils ont refleuri, se sont multipliés à l’infini, ont confiné à l’insondable. Ces mots ont parlé toutes les langues. Les langues ont léché tous ces mots. Et moi, j’ai marché, j’ai marché, chargée de ces trésors, vers une destination sans cesse réinventée.

 J’ai parcouru un désert, poussée par le Sirocco. Rencontré des hommes en bleu, aux yeux étincelants. Ils ne savaient pas lire. Mais, m’ont donné de nouveaux mots, tout ensablés, tout chauds.

 J’ai pagayé sur les veines bleues de la forêt tropicale. Cueillant mots glauques, ruisselants funestes. Tremblants. Lancés furtivement dans ma barque par de petits hommes bruns effrayés, fuyants. Ne savaient pas lire non plus.

J’ai peiné sur des sentiers vertigineux. Si haut que les pics enneigés n’étaient plus que de petites dents blanches mordant le ciel. Des mots sortaient en rafale des moulins de prière. Les ai attrapés au vol. Des mots de sherpas ployant sous le faix. Qui ne savaient pas lire non plus.

 J’ai foulé la route de la soie. Cueilli à même les rizières qui ourlent le versant des montagnes d’Orient des mots énigmatiques, ciselés, parfumés. Des paysannes, ensemencées de toute éternité dans ces eaux nourricières, me regardaient en silence. Ne savaient pas lire non plus.

J’ai humé le souffre des cratères. La flamme a léché ma peau, brûlé mes yeux. Nulle trace d’homme. Mais des mots décharnés, des mots arides, les cendres d’une parole perdue. Ont collé à mes pas.

J’ai glissé dans des immensités poudreuses et gelées. Croisé des dieux que l’homme n’avait pas encore tués. Kaïla, dieu du Ciel, Amarok, esprit du Loup. L’homme du froid m’a donné des mots de cristal, mots d’albâtre, d’ivoire et de nacre. Mais ne savait pas lire.

Chargée de tant de mots, pleine comme une femelle gravide, je suis arrivée dans la ville. Enfin, des hommes lettrés ! J’ai mis bas. Des milliers de pages se sont envolés de mon ventre, comme une nuée de papillons. Ces hommes en ont fait des livres très beaux. Ils les ont ornés. Les ont caressés comme des femmes.

J’ai cru ma mission accomplie. Ces érudits passeraient les trésors à tous leurs semblables. Comme des colombes, les mots planeraient sur les terres habitées. Mais les hommes divisèrent les mots, les dressèrent les uns contre les autres, les armèrent. Les oiseaux tombèrent sous le fer et le feu. Les mots, créés pour faire couler l’encre, firent couler le sang.

Maintenant, je suis très vieille. Je reste assise, vidée de mots, devant une page vierge. Ma plume est une branche. J’attends que s’y pose un oiseau.

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