Naissance d’un pont

Je suis saisie dès les premières pages par cette écriture qui crépite, nerveuse comme une rafale de mitraillette, virile, toute en muscle et complètement déjantée. Un ton de mâle, un sujet de mâle. 300 pages à faire saliver n’importe quel ingénieur : en toile de fond, la construction d’un pont, ses questions de sous-sol, de structure, de béton, de câblage, de grues, etc. Maylis de Kerangal, c’est qui ça? Jamais entendu parler. Je mets le livre de côté, consulte internet et tombe sur cette frimousse, tout ce qu’il y a de plus féminin et délicat. J’en reste bouche bée.

Wikipédia m’apprend que la jeune femme est française, qu’elle en est à son sixième livre et que ce dernier lui a valu le Médicis 2010 à l’unanimité dès le premier tour. Quand on sait la magouille qui entache souvent la course aux prix et les controverses que cela déchaîne (si jamais vous avez eu des échos de l’attribution du Goncourt à Houellebecq, vous voyez de quoi je parle), on comprend que cette unanimité consacre un véritable talent. Mes connaissances à niveau (pour l’essentiel), je poursuis ma lecture avec de plus en plus de plaisir.

L’action se passe dans une ville fictive de Californie, Coca (!). Un maire mégalomane (comme quoi, ça doit exister un peu partout) décide de construire un pont monumental sur le fleuve qui coupe sa ville en deux. Grand concours international. Le consortium chargé de la réalisation de l’ouvrage engage les meilleurs spécialistes. Des hommes et des femmes convergent des quatre coins du monde vers le chantier qui se met en branle. Voilà pour la partie solide. Mais tout se joue vraiment dans le mou, dans l’humain. Ces artisans et ouvriers débarquent avec chacun leur parcours, leurs rêves,  leur drame. Des relations se nouent, des puissants complotent. Des tragédies couvent, éclatent parfois, mais pas nécessairement celles qu’on attendait. Kerangal ratisse large, intègre l’histoire de la ville depuis ses débuts, les aspects techniques, les affrontements des intérêts financiers, les questions écologiques, les tensions entre classes sociales, les conflits de travail, la présence autochtone, sans compter une dizaine de trajectoires individuelles, et plus encore. Et tout ça se tient, bien tassé, bien solide, comme un pont.

Quant à l’écriture, elle la réinvente.  Et c’est peut-être l’aspect le plus intéressant de ce livre, la capacité de l’auteure à redonner vie au langage, à se jouer des règles et, par son insubordination même, son aptitude à nous introduire dans son univers, à nous faire voir le monde par son bout de la lorgnette. Ce qui fait sa force constitue, par moment, notre défi. La compréhension exige de la concentration, surtout au début. À cause de la trépidation de la narration, mais également en raison de sa façon très personnelle de faire usage des mots. L’emploi occasionnel d’argot ou de tournures typiquement françaises ajoutent aussi à la difficulté. On échappe ici et là des petits bouts de fil. Mais on s’habitue assez rapidement à son style réjouissant et on est emporté par une constante montée de tension.

Une Kerangal digne d’intérêt et qui, à mon (très humble) avis vaut plusieurs Houellebecq.

Maylis de Kerangal, Naissance d’un pont, Verticales, 2010.

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