Une perle de lait

Elle sommeillait. J’ai fermé les yeux et j’ai revu sa tête ronde de bébé, endormie sur mon sein, avec, au coin des lèvres, une perle de lait. La suite s’est enchaînée comme une bande-annonce de film qu’on n’a pas demandé à revoir…

Dès qu’elle le peut, elle commence à s’éloigner. Ses reptations l’emportent loin de moi. Je dois barricader les passages, les sorties, les escaliers. « C’est normal, les bébés sont tous comme ça» me dis-je, exaspérée. Jusque vers 3 ans, elle explore ainsi tous les recoins de son « enclos ». Alors se pointe l’ère des « voir derrière ». Elle essaie de retourner les miroirs, les tableaux, pour voir derrière. Elle pousse sur toutes les portes. Elle se faufile derrière le téléviseur. Elle m’intrigue, elle m’amuse.

Elle finit sans doute par comprendre que toutes ces images mouvantes ne sont qu’un leurre. Et nous voici à l’époque « d’aller dehors ». Il faut l’avoir à l’œil et je la rattrape plusieurs fois sur le trottoir. Elle fait sa première « fugue » à la maternelle. On la retrouve debout, comme une grande, derrière une file de gens attendant le bus. Les gronderies ne servent à rien, elle continue à lorgner de l’autre côté du miroir, les yeux brillants. Elle fausse compagnie à ses enseignants. Seule. Comme soumise à un besoin tyrannique de prendre le large. On me fait des remontrances, prétextant que je ne suis pas assez ferme avec elle. Pourtant, nos confrontations sont souvent musclées. Mais ni les menaces, ni la colère ne peuvent ternir son regard couleur d’espace.

Son territoire s’agrandit avec l’âge. Dès le début de l’adolescence, je ne peux rien faire pour empêcher ses escapades. Nous en sommes arrivées à la période angoissante « d’aller voir ailleurs ». Elle saute dans un autobus, jamais le même,  prospecte la ville. Elletapisse sa chambre d’images de pays lointains. Elle lève la tête au moindre avion qui strie le ciel.  Même la mort semble la fasciner, comme une odyssée en puissance. Elle prend des allures gothiques, devient vaguement mystique.

De guerre lasse, j’ai renoncé à la retenir. Aurait-il fallu la faire enfermer? À 16 ans, elle arpente déjà les trottoirs d’autres villes et bientôt d’autres pays. Au cours des deux premières années, elle donne sporadiquement de ses nouvelles lors de ses passages en ville, puis, pendant de longs mois, silence radio… jusqu’à hier. Son appel pressant m’a fait courir à son chevet et je suis là, près d’elle, bouleversée.

J’ouvre les yeux. Elle dort toujours. Je remonte un peu le drap taché de sang sur son corps nu. Ses cheveux en broussailles sont répandus sur l’oreiller. Comme elle est belle. Je repousse doucement une mèche collée sur sa joue pâle. Et je souris, car sur son sein, le bébé s’est aussi endormi avec, au coin des lèvres, une perle de lait.

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