Pauvre lecteur

Pauvre lecteur! On croit qu’il s’amuse, qu’il se distrait, voire qu’il s’évade. Rien n’est plus faux. Il souffre. En fait, entre deux jouissances, il en bave. Il ouvre un livre et déjà, il est en proie aux affres de la rencontre. Il affronte l’inconnu. Il devra laisser entrer dans sa vie des personnages sur lesquels il n’a aucun contrôle, sympathiques ou exécrables, tendres ou brutaux, sensés ou éthérés. On le sait, dans l’établissement d’une relation, il y a presque toujours une période au cours de laquelle on ignore encore si l’autre nous plaira ou nous irritera. Si les humains sont occasionnellement soumis à cette épreuve, le pauvre lecteur, lui, y est confronté régulièrement, peut-être même très souvent, selon son rythme de lecture.

 

Bon, ça y est, il commence à apprivoiser tous ces gens qui habitent ses mains. Les plus détestables lui font apprécier les gentils, les désarmants, les intenses, les combatifs, les amoureux finis. Il tourne les pages, son attachement augmente. Il tombe en amour. Et voilà qu’ils font des bêtises, qu’ils foncent vers le désastre et que le malheureux lecteur, clairvoyant, mais impuissant, n’y peut rien. Si au contraire, son personnage fétiche atteint enfin le bonheur auquel il aspirait, l’auteur ne trouve rien de mieux à faire que d’écrire le mot FIN. Je sais, on ne l’écrit plus ce mot, mais c’est tout comme. L’histoire s’arrête abruptement alors qu’on voudrait qu’elle s’éternise. C’est l’inéluctable coup de grâce, la dernière page! Le lecteur vit dès lors un petit drame personnel et secret. Gêné, pudique, il en parle peu. Il est en deuil. Les figures auxquelles il s’était attaché, dont il était peut-être même épris, le désertent. Sans retour. Sans considération pour sa peine. Il reste là, la main posée sur la couverture du livre, le caressant comme si c’était une peau. S’il n’en tenait qu’à lui, ce serait son dernier. En fait, il est sous le coup de l’abandonnement. Qui a envie d’un lien nouveau quand le cœur saigne?

 

Voilà où j’en suis. Je viens de terminer L’empreinte de l’ange. D’autres œuvres attendent en pile dans ma bibliothèque que je daigne m’intéresser à eux. Je les lorgne du coin de l’œil, à la fois attirée et méfiante, comme une amante mainte fois larguée. Pourtant, comme elle, je céderai au chant des sirènes, j’entreprendrai une nouvelle lecture. Je serai encore et toujours séduite et abandonnée. Maso! me direz-vous? Non. Si vous le pensez, c’est que j’ai négligé de vous décrire le plaisir, les émotions fortes, le bonheur sans nom qui se cache entre les deux couvertures, entre l’apprivoisement et l’inévitable défection. Mais si vous, vous nous parliez de cette joie, de ce qu’elle représente pour vous?

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