Vous avez regardé, et surtout écouté Fred Pellerin, dimanche soir, au Gala de l’ADISQ rendre hommage à Gilles Vigneault? Et la réplique de l’artiste, empreinte de la sagesse, de la dignité, de l’humour et de l’humilité qu’on lui connaît, de la générosité aussi. Quelle émotion! Avec sa poésie débridée et créative, avec sa façon de déconstruire et de recréer le langage pour mieux le faire parler, Fred que j’adore a livré un vibrant hommage, tout en nuances et en trémolos, à ce grand Gilles que j’aime depuis mon adolescence.
Ce sont ses chansons (et celles de Félix, de Brel, de Brassens, de Ferrat et de quelques autres) qui ont fondé ma sensibilité à la poésie. Bien sûr, d’autres auteurs-compositeurs, d’ici ou d’ailleurs, ont créé de merveilleux textes que nous fredonnons toujours. Mais aucun d’eux, comme Gilles et Félix, ne furent aussi fondateurs de notre identité, aussi persistants et fidèles dans l’expression de leur vision du monde, du pays, de l’homme, de l’amour.
Il faut que je vous raconte ma première rencontre avec le grand Gilles. Quel âge avais-je? 10 ou 12 ans lorsqu’il commença à être connu. Son premier disque lancé en 1962, nous l’avions chez nous. Qui l’avait acheté? Je l’ignore, mais je sais que c’est ma marraine à qui je vouais la plus grande admiration qui avait éveillé mon intérêt pour le poète. Et dès que j’eus entendu quelques-unes de ses chansons, je devins accro. Si je ne comprenais pas tout à ces textes, j’en savourais la musicalité des notes et des images. Une seule formule faisait parfois ma journée. Comme aujourd’hui, d’ailleurs. Donc ce premier disque, je le connaissais par cœur et j’ai acheté tous les autres, de 1962 à 2011. Oui tous, à l’exception de quelques anthologies. Et certains vinyles ont tant tourné, étaient si usés, que je disais, à la blague, qu’ils jouaient des deux côtés en même temps. Donc, mon amour de Vigneault date de ma prime adolescence. Et il était si fort, que je trouvais à vanter sa beauté et sa voix aux grands cris de protestation de mes amies. C’était aussi les débuts des Beatles, n’oubliez pas.
Donc, ma première rencontre avec lui, à son insu, dans le secret d’une salle sombre, est de cette époque. J’avais 15 ou 16 ans lors de ma première sortie en grande fille. Quelqu’un, une de mes sœurs sans doute, était venue me conduire au bateau. Puis, le cœur battant, j’avais pris l’autobus qui s’arrêtait devant le Palais Montcalm. Le spectacle fut un rêve, le retour, un cauchemar. J’avais tellement peur de rater le bateau que j’étais descendue beaucoup trop tôt de l’autobus. Me voilà sur Dalhousie, marchant aussi vite que possible. Il faut rappeler que, dans le temps, le quartier était plutôt mal famé. Une voiture avait ralenti, avait roulé au pas, un des hommes avait baissé la glace et m’avait offert un lift. J’avais bien sûr refusé et poursuivi mon chemin, plus morte que vive. Heureusement, ils n’avaient pas insisté et étaient repartis en riant. Quant à moi, j’avais couru jusqu’au traversier. Tout ça pour Gilles. Fallait-il que je l’aime! Je n’ai d’ailleurs jamais raté une de ses tournées depuis cette première.
Une seconde rencontre. J’ai 18 ans et je termine mon secondaire. Pour sortir de mon isolement, je me suis portée volontaire pour alimenter la chronique littéraire du journal de l’école. Devinez sur qui portera mon premier article. Eh oui! Moi si timide, je cherche le nom de Vigneault dans le bottin et compose le numéro. Je reste presque bouche bée lorsque je reconnais sa voix à l’autre bout du fil. Je n’avais pas imaginé qu’il puisse répondre lui-même. Je me reprends et lui demande un rendez-vous. Il me convoque une vingtaine de minutes avant le spectacle qu’il doit donner au Collège de Lévis dans les jours qui suivent. Incroyable. Ce qui me semblait un défi inatteignable s’était révélé être d’une simplicité déconcertante. Me voilà donc en coulisse ce fameux soir, attendant mon idole. Le voilà. Il salue à la ronde et se penche sur un journal qui traîne sur une table, pose un doigt sur le texte qu’il parcourt des yeux. De ces quelques minutes, j’ai gardé le souvenir intense de ses mains. Quand vous le reverrez, à la télé ou ailleurs, jetez un regard sur ses mains. Belles comme des oiseaux. Enfin, il m’aperçoit et me fait signe de le suivre dans sa loge. Après quelques mots d’accueil, il me demande sur quel thème je veux l’interviewer. Le croirez-vous? Je n’ai préparé aucune question. Il rit. Je rougis jusqu’à la racine. Il m’affirme que mon fard est charmant, m’explique brièvement comment me préparer et me dit de le rappeler. (Jamais je n’oserai répéter l’expérience et j’écrirai mon article à partir du spectacle.) Alors que j’aurais dû fuir de honte, j’ose lui demander si je peux regarder le spectacle depuis les coulisses, n’ayant pas les moyens de le voir deux fois de suite (je l’avais vu au Palais Montcalm dans les jours précédents). Il ne fait ni un ni deux et il demande à quelqu’un de son équipe de me trouver une place dans la salle. Nous sortons des coulisses par l’avant de la salle, devant mes parents assis dans les premières rangées et que j’espère pétants de fierté que leur fille ait rencontré Gilles Vigneault. Heureusement, ils en ignorent le dénouement.
À partir de ce jour, je ne rencontrerai Gille que dans l’ordre des choses, lui dans la lumière, se donnant en spectacle, au sens propre et figuré, et moi dans l’ombre, recevant cette offrande, comme d’un père qui nourrit ses enfants. Oui, un père, c’est bien comme ça que je le vis par moments. Et c’est aussi cette impression qu’éveillaient les paroles de Fred, dans l’aveu du besoin de quelqu’un de plus fort que soi, pour protéger de la tentation du désespoir, pour croire que les chansons peuvent changer le monde ou tout au moins « en panser les noirceurs ». Parmi les plus jeunes qui écrivent et qui chantent, Fred est de cette même trempe, de ceux qui cherchent en soi leur propre liberté d’expression, leur propre droit de parole pour dire tout ce qui ne peut exister que dans le risque d’une parole incarnée.
Pour ceux qui auraient raté ce rare moment de grâce télévisuelle, vous pouvez vous reprendre sur le site de Radio-Canada en suivant ces liens :
http://adisq.radio-canada.ca/fr/espace-video/127/les-remerciements-de-gilles-vigneault