L’homme qui nourrissait les oiseaux

Du haut de ma tour floridienne, mon regard se perd dans l’infini de la mer dont les teintes varient du vert bouteille au bleu marine en passant par toutes les nuances du jade et du turquoise. Au loin, les gros navires commerciaux filent un moment sur la ligne d’horizon puis s’évanouissent dans l’autre versant du paysage. Le soir, resplendissants dans le soleil couchant, les transatlantiques paradent avec langueur et disparaissent vers les Antilles. Plus près de nous, les yachts foncent, comme mus par l’urgence, en laissant derrière eux leur longue traînée d’écume. Des voiliers impriment paisiblement leur triangle blanc sur l’eau sombre. Des oiseaux planent, plongent. Décor de rêve.

Le regard vagabonde et atteint la plage où se prélassent des corps hâlés et luisants sur les chaises colorées qui forment des îlots devant chacun des immeubles de luxe. Entre deux îlots, un coin de grève déserté prolonge un terrain vague en attente de chantier. Et sur cet espace dépeuplé, se dessinant comme un coquillage, le drap blanc d’un sans-abri qui git là une bonne partie de la journée, camouflé dans son gîte précaire. La nuit, il dort sur la même chaise longue, caché par le même drap, au travers des arbustes qui bordent le terrain en friche. Le matin, lorsque la machinerie a nettoyé et lissé le sable, il tire son grabat et tous ses biens au beau milieu de la plage, dans cet emplacement qu’il habite à lui seul. Ses biens… cette vieille chaise longue, un parasol dégingandé, quelques sacs de plastique, une bouteille d’eau, les vêtements qu’il porte… Les marcheurs déambulent sans que ni lui, ni eux ne se prêtent mutuellement attention.

Qui est-il? Pour l’avoir croisé quelquefois au ras des vagues, je sais qu’il est noir, pas très âgé, plutôt maigre et sans doute un peu perdu dans son propre monde. Que fait-il là? Par quel cheminement est-il passé de l’intérieur à l’extérieur, d’un logis, même modeste, même pauvre, à l’absence de toit? Que mange-t-il? Que pense-t-il? Il y était déjà l’an dernier, et l’été d’avant. Tous les matins, il nourrissait les oiseaux avec ce qui ressemblait, de loin, à du maïs soufflé peut-être recueilli dans la poubelle d’un cinéma, en fin de journée.

Les clochards sont rares dans Sunny Isles. Pourtant, un quotidien de Miami tire la sonnette d’alarme quant à la crise des sans-abris qui atteint des proportions endémiques. L’état le plus riche des États-Unis est touché par les ratés de l’économie dont les premiers à payer le prix sont bien sûr les familles et les célibataires à faibles revenus si brièvement soutenus par les programmes sociaux (lorsqu’ils y ont droit). Dans le seul comté de Dade, 810 000 ménages vivent avec un salaire de moins de 15 000 $, nous apprend l’auteure de l’article! Tous ces laissés pour compte battent sans doute la semelle dans les quartiers moins huppés que Sunny Isles.

Tous les jours, cet homme sans attache et sans possession me rappelle que rien de ce luxe qui nous entoure et dont nous nous délectons, rien de tout cela ne nous est réellement dû. Rien n’excuse l’extrême misère sur une planète qui gaspille sans relâche. Rien ne justifie la faim de l’homme qui nourrissait les oiseaux.

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