J’en suis venue à bout. Non pas que ce soit une longue œuvre (166 pages en caractère assez gros), mais parce que c’est un texte dur, dérangeant, exigeant. Malgré les propos entendus de Nancy Huston lors d’un récent entretien vantant le talent de Nelly Arcan, malgré la longue préface de celle-là (22 pages), j’ai trouvé le moyen d’être ahurie par la prose de l’auteure. Sur le cul, pour dire bien franchement. Il arrive que je cherche longtemps dans un livre dont je rends compte un extrait représentatif du style de l’auteur, et parfois, sans succès. Dans le cas de la Burqa de chair, le problème inverse se pose. Choisir est presque impossible. Chaque phrase mériterait d’être citée. Chaque phrase rend jalouse l’écrivaine qui somnole en moi.
La burqa de chair, comme le titre donne à penser, parle du corps des femmes comme d’une prison. de l’expérience hautement paradoxale du piège de la beauté féminine. Des femmes emprisonnées dans le regard des hommes et que leur éducation leur enseigne à rechercher. De honte, de souffrance, de suicide, aussi, beaucoup. À noter que ce livre est paru après la mort que Nelly Arcan s’est donnée à l’âge de 36 ans. Il s’agit d’un recueil de textes magnifiquement écrits, d’une plume intime, incisive, créative, toujours au plus près de l’expérience. Poétique aussi. Je n’ose en dire davantage de peur de trahir la pensée complexe et si lucide de l’auteure.
Extraits
Une fois ma mère m’a inscrite au patinage artistique, j’avais huit ans. Pendant les quelques années où j’en ai fait je me classais dernière dans les compétitions, à force ça en devenait triste, ça nous accablait moi et ma mère qui chaque fois pleurions dans les bras l’une de l’autre dans les gradins où le froid de la patinoire venait nous recouvrir. Depuis la tristesse me surprend toujours sous la forme d’une engelure, la tristesse est une sensation qui vient du nord, c’est sans doute pour ça qu’elle tasse les gens en fœtus, qu’elle les ramasse en boule dans le lit et qu’elle les recroqueville sous les draps. (p. 72)
Sur le Web, il fait froid. Le Web est un portail sur la désincarnation qui est un désert de glace sans fin. Le Web n’a pas de cœur. La désincarnation, c’est une bourrasque dans les yeux, un vent polaire qui cingle et fait claquer des dents. Se désincarner, c’est s’envisager de loin, dans la distance, du point de vue d’un autre. Avoir froid, sentir son corps s’éloigner de son foyer et de la chaleur centrale que représente le cœur. Quand on peut voir son propre sexe ouvert devant soi et quand son sexe se met à parler, à renseigner, à étaler ses produits, à donner son prix et ses disponibilités, on franchit une ligne. Au-delà la folie guette, gueule ouverte, si grande et profonde qu’elle donne le vertige. (p. 57)
Nelly Arcan, Burqa de chair, Seuil, 2011, 166 pages