Laisser partir

Lecture d’avion et d’insomnie, Les lendemains de Mélissa da Costa sait bien meubler ces heures de captivité.

Le propos

Amande, jeune femme enceinte, perd son amoureux un soir de Fête de la musique, à Lyon. Accident de moto. Le choc de cette mort tragique provoque un accouchement hâtif et la décès de son bébé.

Effondrée, Amande quitte son travail et son appartement pour s’enterrer dans un maison qu’elle trouve à louer en Auvergne. Le livre nous raconte la première année de deuil d’Amande, son dépérissement et sa lente remontée vers la lumière et la vie. C’est une histoire de résilience qui fait la part belle à une vieille maison, à un chat égaré, à un jardin, aux amitiés et aux tendresse. Du Da Costa, quoi. Si vous avez lu et aimé Tout le bleu du ciel, vous ne serez pas dépaysés.

L’échantillon

La vie a repris malgré la douleur, malgré l’impression que plus rien ne sera jamais pareil, que le monde s’est arrêté. Pas pour moi… Moi, je suis restée loin de tout, du bruit, de l’agitation, de l’existence du commun des mortels. Je suis restée dans ma maison, à fixer des objectifs loufoques sur mon mur et des couleurs dans mon saule. Ce n’est pas la vie normale, c’est une autre vie que je m’efforce de bricoler, une vie sur mesure, qui s’adaptera à mes pas hésitants et laissera de la place à mes deux absents.

Les lendemains, c’est une histoire faite de micro événements, sans péripéties excitantes. L’arrivée d’un chat abandonné ou l’émergence des fleurs au printemps en constituent les événements. Pour amateur d’histoires lentes et réconfortantes.

Mélissa da Costa, Les lendemains, Éditons Albin Michel, 2020, 384 pages

Aux barricades, Parisiens!

Paris brûle-t-il ? Cette phrase est attribuée à Hitler, qui, aux abois dans le Repaire du Loup, sentant le contrôle des événements lui échapper, avait donné l’ordre au général Choltitz, responsable de la capitale française, de réduire celle-ci en cendre en procédant au minage de tous les ponts et de tous les grands monuments de la capitale. Sur la base de cet ordre désespéré, Dominique Lapierre et Larry Collins ont fait de la libération de Paris un récit palpitant qui fut, dans les années 60, un succès mondial.

Quelque 60 ans plus tard, ce livre est toujours aussi captivant. La Deuxième Guerre mondiale reste, malgré son horreur ou à cause de son horreur, un sujet fascinant. Par ailleurs, Paris aussi envoûte. Sa libération après quatre années passées sous la botte allemande constitue bien sûr un événement d’envergure. Et quand cette libération est le résultat du soulèvement de la population, lequel a forcé l’armée à entrer dans la ville plus tôt que prévu pour éviter le massacre de cette population, l’histoire devient envoûtante.

Les auteurs ont su donner au récit le rythme stimulant d’un véritable roman policier. Les recherches colossales qui ont permis de suivre, à l’heure près, le fil des événements des quelques derniers jours précédant le soulèvement populaire assurent la pertinence du contenu. Les centaines de personnes qui ont témoigné de leur vécu au cours de cette fin d’août 1944 permettent d’incarner les faits, de nous rendre sensible cette page d’histoire. Choltitz leur a accordé de longues entrevues. De même pour le général Eisenhower. Mais aussi les témoignages verbaux de tant d’autres, gradés, simples soldats ou civils ayant vécu ces jours de feu, de poudre et de colère. Et c’est finalement cette parole qui donne toute la saveur et toute la valeur à l’ouvrage.  

Extrait

 Les premières salves d’obus firent une impression terrifiante sur les insurgés. Derrière leurs sacs de sable dérisoires, avec leurs mitraillettes, leurs mousquetons et leurs pistolets, ils savaient qu’ils ne pourraient opposer qu’une résistance symbolique à l’assaut allemand. Ils seraient tous massacrés. Nombre de policiers, subitement gagnés par la peur, décidèrent alors d’abandonner leur position, de fuir. L’abbé Robert Lapoutre, qui était devenu leur aumônier, les vit s’engouffrer par dizaines dans les escaliers du souterrain qui communiquait avec la station de métro Saint-Michel sur la rive gauche de la Seine. (p.154)

Dominique Lapierre, Larry Collins, Paris brûle-t-il ? Ce jour-là 25 août 1944, Robert Laffont, 1964, 462 pages

Un prince sans cheval blanc

Je termine à l’instant un petit bouquin, un récit, qui a mystérieusement abouti dans ma bibliothèque. Aucun souvenir de la manière dont il s’y est retrouvé. Sans doute prêté par quelqu’un, mais qui ?

L’auteure, Marie-Élaine Proulx, a œuvré durant de longues années dans le domaine médiatique. Elle a, entre autres, aminé l’émission Une pilule, une petite granule à Radio-Québec avec le docteur Georges Lévesque. Après avoir travaillé à la radio et à la télé, elle poursuit maintenant une carrière de conseillère en communication. 

Le propos

En 2017, elle commet un court récit, Pierre Jean Jacques et les autres… dans lequel elle fait le tour des hommes qui ont peuplé sa vie. Elle fait le récit de sa recherche — intensive et parfois burlesque — d’un compagnon, avant l’âge fatidique de 50 ans, âge à partir duquel elle serait ni plus ni moins décomptée sur le marché du couple.

L’auteure évoque avec beaucoup d’élégance, d’humour et une bonne dose de légèreté les tentatives infructueuses de dénicher la perle rare, au gré des présentations faites par l’agence de rencontre à laquelle elle s’était abonnée ou des tours de passe-passe du hasard. Le résultat est effervescent et pétillant comme une coupe de champagne. Et la conclusion porte quand même à réfléchir…

L’échantillon

Les Britanniques ont un aplomb, un calme et une élégance qui me charment au plus haut point. Pour ne pas paraître obsessionnelle, je ne m’étendrai pas sur leurs chaussures, mais il m’a semblé que même ceux des sans-abri étaient de bon goût.

De l’homme qui porte votre valise à celui que vous croisez à huit heures au comptoir d’un café, en passant par cet autre qui vous cède sa place dans le bus, on peut tomber amoureuse plusieurs fois par jour dans cette ville. Avec un peu de chance, j’allais peut-être croiser un Hugh Grant, moi aussi ! Bon. Il aurait sans doute la chevelure moins abondante. Serait certainement plus petit et aurait le ventre un peu plus proéminent. Au final, il ressemblerait peut-être davantage à Phil Collins, mais je m’en accommoderais. Mieux vaut un Phil amoureux qu’un Hugh courailleux ! (p. 68)

Marie-Élaine Proulx, Pierre Jean Jacques et les autres…, La Presse, 2017, 189 pages

Des ténèbres à la lumière

Nancy Huston est, à mon humble avis, une écrivaine du calibre d’un prix Nobel. Son œuvre est belle et exigeante. Parfois déroutante. Mais on ne regrette jamais de s’être rendu au bout de notre lecture. Instruments des ténèbres est de cette eau. 

Le propos

Nadia est écrivaine. Américaine, divorcée et révoltée. Elle a d’ailleurs transformé son prénom en Nada — « rien » en espagnol. Elle écrit l’histoire de Barbe et Barnabé, des jumeaux qui, au Moyen Âge, connaîtront un destin mouvementé. Les jumeaux seront séparés à la naissance en raison de la mort de leur mère. Barnabé sera élevé dans un couvent et deviendra moine tandis que Barbe errera de famille en famille et sera soupçonnée de sorcellerie, ce qui, à l’époque, menait droit au bûcher. En parallèle, Nadia-Nada livre ses réflexions sur l’écriture, l’inspiration dans un registre sulfureux, où les sorcières et les démons font le lien avec les superstitions moyenâgeuses. Petit à petit, on en apprend davantage sur son père, contrôlant, alcoolique et violent, qui a anéanti la carrière de sa femme, violoniste de concert. Et sur elle-même, car Nadia aussi était jumelle d’un frère mort à la naissance. 

Ces deux histoires imbriquées l’une dans l’autre parlent de ce qui échappe à notre contrôle, l’inspiration, oui, mais surtout l’attachement, le détachement, le désir, l’amour, l’asservissement. Ça parle aussi de rémission, de résilience et d’affranchissement. C’est noir et lumineux.

Ce bref compte rendu ne rend pas justice à une oeuvre complexe et touffue, à une écriture belle et rigoureuse. Jugez-en par vous-mêmes.

L’échantillon

Après notre séparation à l’aéroport, il était avec moi en permanence. Il m’habitait, m’accompagnait, invisible mais présent, je regardais le monde à travers ses yeux et du coup j’aimais mieux ma vie, moi-même, voire mon mari ; savoir que Juan respirait, quelque part sur la même Terre que moi, conférait à chacun de mes gestes un sens supplémentaire. (p. 239)

Nancy Houston sera interviewée par Claudia Larochelle dans le cadre du Salon du livre de Québec, en avril prochain. Pour plus d’information, consultez cet article du Soleil

Nancy Huston, Instruments des ténèbres, Actes Sud Leméac, 1996, 409 pages

On m’avait bien conseillée. J’ai adoré Tout le bleu du ciel de Mélissa da Costa. Une histoire tragique qui nous met pourtant du baume au coeur.

Le sujet

«Émile, 26 ans, apprend qu’il souffre d’une maladie dégénérative affectant ses fonctions cognitives, une forme rare d’Alzheimer, et qu’il lui reste tout au plus deux ans à vivre. Le jeune homme refuse ce qui l’attend: la peine et la compassion des proches, les tests cliniques inutiles. Il ne veux pas que ses amis et sa famille le voient dépérir. Il achète donc un camping car et place une annonce sur un site de rencontre, à la recherche de quelqu’un prêt à le suivre et à le soutenir dans cette ultime escapade. Contre toute attente, une jeune femme, Joanne, répond à l’annonce. Et les voilà partis sur les routes des Pyrénées, sans plan précis. Et nous aussi, complètement fascinés par leur odyssée.

Impressions

Sans trop dévoiler de quoi sera fait le voyage, je crois qu’on peut dire qu’il se révélera un puissant révélateur pour chacun des deux protagonistes. Il y a du chagrin dans cette histoire, du courage, de l’amour, de la résilience. Un bain de nature, d’art, de culture. Une lecture touchante et réconfortante.

Un échantillon

Il la regarde, assise tranquillement sur la petite marche du perron, les yeux rivés vers le ciel. Il se revoit à côté d’elle, quelques secondes plus tôt, avec son sourire débile de garçon immature, quand elle a parlé d’extase. Il se demande ce qu’elle fait avec un type comme lui. Elle aurait pu lui dire, simplement, qu’elle avait besoin de calme. Il serait reparti, légèrement ivre, dans la cour intérieure et il aurait repris une discussion un peu vide de sens avec un des convives.

Mélissa da Costa, Tout le bleu du ciel, Le livre de Poche, 2020, 838 pages

L’avis du journal Le Soleil

Dommages collatéraux

Chers lecteurs, attendez-vous à un ralentissement du rythme des comptes rendus de lecture, car mon séjour floridien s’achève. Ralentissement qu’on pourrait qualifier de dommage collatéral du retour au Québec 😉.

En attendant, voici quelques impressions de la lecture de Contrecoup de Marie Laberge. Je dois dire, d’entrée de jeu, que depuis la trilogie Le goût du bonheur, je n’ai plus retrouvé le même plaisir de lecture aux romans de cette auteure chérie des Québécois.

Le propos

Contrecoup décrit les dommages collatéraux, comme ils disent dans les médias, d’une tuerie. Les jumeaux, Éloi et Rock, sont physiquement identiques, mais psychologiquement très différents. Lorsque Éloi décide de s’éloigner de son jumeau et de sa famille pour trouver son identité, vivre sa vie, Rock, dominateur et égocentrique, dérape. Sa rage le mène à s’acheter une arme d’assaut et à la décharger dans une boutique, tuant 3 jeunes femmes, dont Juliette, l’ex-petite amie d’Éloi. Divers protagonistes du drame, Éloi, bien sûr, mais aussi le père et la mère de Juliette, le père du meurtrier et quelques autres, prennent la parole et nous donnent à voir la douleur, l’incompréhension et les séquelles de cet acte barbare. Nous assistons à la reconstruction de certains d’entre eux tout comme du dépérissement des autres.

Mes impressions

Le roman n’est pas sans intérêt, loin de là. Pour preuve, je l’ai lu en 24 heures. Marie Laberge cherche de toute évidence à nous faire ressentir toute la gamme des émotions que peuvent vivre les victimes de ces tueries. Elle cherche moins la belle formule que la formule vraie. Le petit côté qui m’agace parfois, c’est le caractère didactique de certains passages. Elle explique peut-être un peu trop les ressorts psychologiques qui motivent les attitudes et les gestes de l’un ou de l’autre. Pour ma part, j’aime à ce qu’on me fasse ressentir sans expliquer. Sinon, à part quelques longueurs et une certaine perplexité quant au dénouement, j’ai bien aimé ce roman. Les fans de Marie Laberge devraient l’aimer aussi.

Un échantillon

Guillaume la considère avec surprise: Hélène n’est pas une philanthrope et si elle devient féministe après la mort de Juliette, ça n’aura rien à voir avec ses convictions. Enfin, celles qu’il lui connaissait. Il ne discute pas. Il souffle sur sa tisane en affectant l’air qu’il prend dans le groupe quand il entend un témoignage bâti sur un mensonge ou qui protège encore la personne de la dure réalité de son deuil. Ces échappatoires qui ont tellement l’apparence de la vérité et auxquelles on croit mordicus pour ne pas sombrer dans l’abîme qu’elles recouvrent. p. 171

Marie Laberge, Contrecoup, Québec Amérique, 2021, 504 pages

La chambre secrète

C’est le cas de le dire, j’ai dévoré La chambre du fils de Jorn Lier Horst. Happé dès les premières lignes, j’aurais pu le finir dans la même journée, mais je me suis gardé la fin pour le réveil. Donc, en moins de 24 heures, je faisais connaissance avec le très sympathique grand-père et néanmoins inspecteur Wisting et son équipe chevronnée. Celui-ci s’était vu confier par la procureure générale de la Norvège d’élucider la présence chez un politicien qui venait de mourir de causes naturelles de plusieurs millions de couronnes en dollars américains, en livres sterling et en euros. Pour mener à bien sa mission, Wisting s’entoure de spécialistes et offre une collaboration à sa fille, qui travaille comme journaliste à son compte tout en élevant sa mignonne fillette de 2 ans.

Horst sait distiller les faits apparemment anodins et les indices subtils qui font peu à peu monter la pression et nous tiennent rivés à l’histoire. Pas d’inspecteur alcoolo ou neurasthénique ici. Wisting semble être un homme équilibré, aimant et en contrôle de son métier. Même chose pour ses collaborateurs. Pas d’histoire d’amour ou de conflit en parallèle. Pas de scènes sanglantes. Pas de grand message à l’exception d’une petite réflexion finale sur la notion de libre arbitre. Juste une enquête qui avance pas à pas inexorablement. Jouissif.

Jorn Lier Horst, La chambre du fils, Gallimard, 2022, 475 pages

Mode d’emploi pour un meurtre

Huit crimes parfaits n’est pas, à mon avis, un grand roman policier, mais il constitue quand même un bon divertissement. Le roman policier peut-il prétendre d’ailleurs à être autre chose qu’un divertissement? Parfois, oui. Je pense à ceux de Henning Mankell, par exemple. Mais bon… L’originalité de celui-ci est de s’appuyer sur la littérature du genre pour construire l’intrigue. Ce roman constitue donc un bon programme de lectures pour les amateurs de meurtres et mystères.

Le FBI s’intéresse à un libraire ayant publié, sur le blogue de sa librairie spécialisée dans le roman policier, la liste de huit romans décrivant des crimes parfaits. Or il semble que certains meurtres non élucidés soient inspirés du mode d’emploi décrit par les auteurs des romans en question. Tandis que le FBI mène son enquête, le libraire se livre à ses propres investigations, notamment pour empêcher le tueur de faire d’autres victimes. Comme dans tous bons romans policiers, les personnages ne sont pas toujours ceux qu’ils prétendent être, nous réservant une conclusion inattendue.

J’entrai dans la maison et frappai à nouveau avec le pied-de-biche, mais Chaney interposa son bras charnu, bloquant facilement mon attaque avant de m’envoyer un coup de poing dans l’épaule. À défaut de me faire mal, le coup de déséquilibra et Chaney en profita pour me foncer dessus, m’empoigna par ma veste de survêtement et me plaqua contre le mur. Je sentis quelque chose – sans doute une patère – me rentrer dans l’omoplate. Du sang chaud jaillissait du nez de Chaney, me giclant au visage. Une réminiscence – sans doute tirée d’un roman de Ian Fleming – traversa alors mon esprit paniqué: levant le pied droit, j’écrasai le pied de Chaney sous ma lourde botte. Il poussa un gémissement en relâchant sa poigne et m’entraîna dans sa chute. Je m’écroulai sur lui au bout de quelques pas dans un bruit de craquement. Son visage se crispa et sa bouche s’ouvrit et se referma comme un poisson hors de l’eau. Je me relevai, le temps de poser mon genou contre sa poitrine, puis pesai à nouveau contre lui. p. 132

Peter Swanson, Huit crimes parfaits, Totem, 2022, 331 pagea

Dans la tête de Poutine

J’ai souvent pensé à La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievich en lisant Le mage du Kremlin de Giuliano da Empoli. Alexievich décrivait de l’intérieur, à partir des témoignages des Russes, la fin de l’Union soviétique, la ruée capitaliste débridée qui a suivi, le chaos et la nostalgie chez certains de la gestion autoritaire et plus égalitaire de l’ère communiste. Da Empoli fait de cette nostalgie l’assise de la prise de pouvoir par un personnage aussi improbable que Poutine, ancien chef des services de renseignements. Un homme terne, que les stratèges pensaient pouvoir manipuler, mais qui se révélera le dirigeant épris de pouvoir absolu et résolu à durer que nous observons depuis de nombreuses années maintenant. L’auteur dépeint un évolution glaçante de la répression à l’œuvre en Russie ainsi que la volonté de Poutine de reprendre des territoires qu’il juge appartenir au royaume et être essentiels à sa grandeur d’antan. Terminé en 2021, ce roman exposait déjà les rouages de la guerre ukrainienne en cours.

L’histoire nous est principalement racontée par Baranov, personnage fictif inspiré d’un ex-conseiller de Poutine. Vadim Baranov est occidentalisé, homme de théâtre, de télévision, de divertissement. Présenté à Poutine comme celui qui peut l’aider à mettre en scène sa candidature aux élections présidentielles, il restera son éminence grise durant de longues années, développant un regard critique tant sur l’exercice du pouvoir dans son pays que dans les pays occidentaux. Il faut se pincer tout au long de la lecture pour se rappeler le caractère fictionnel de l’œuvre tant les événements collent à la réalité et le ton du récit semble naturel, d’autant plus que la grande majorité des personnages sont les acteurs réels de l’histoire russe actuelle.

Voyez-vous, l’élite soviétique, au fond, ressemblait beaucoup à la vieille noblesse tsariste. Un peu moins élégante, un peu plus instruite, mais avec le même mépris aristocratique pour l’argent, la même distance sidérale du peuple, la même propension à l’arrogance et à la violence. On n’échappe pas à son propre destin et celui des Russes est d’être gouvernés par les descendants d’Yvan le Terrible. On peut inventer tout ce qu’on voudra, la révolution prolétaire, le libéralisme effréné, le résultat est toujours le même: au sommet, il y a les opritchniki, les chiens de garde du tsar. Aujourd’hui au moins un peu d’ordre est revenu, un minimum de respect. C’est déjà quelque chose, nous verrons combien de temps cela durera. (p.52)

Le mage du Kremlin est un roman passionnant, magnifiquement écrit, et dont la lecture laisse un petit froid dans le dos.

Ce roman a été couronné du Grand prix de l’Académie française 2022.

Giuliano da Empoli, Le mage du Kremlin, Gallimard, 2022, 280 pages

Cuisiner le bonheur

La boîte de livres, dans la garde-robe de la chambre qui m’accueille, chez mon amie Louise, en Floride, recèle des petits trésors. Dont Un goût de cannelle et d’espoir de Sarah McCoy.

L’action se passe principalement à deux époques et dans deux pays, alternant entre la ville de Garmish, en Allemagne, vers la fin de la Deuxième Guerre mondiale, et El Paso, Texas, en 2007. À Garmish, la famille Schmidt tient une boulangerie et doit composer avec les pénuries de toutes sortes, annonciatrices de la chute imminente de l’Allemagne. Mais qui est prêt à admettre cette fatalité? Personne. Le doute n’est pas permis pour qui tient à sa vie. On tente de ne pas remarquer la disparition des voisins de longue date et on cultive un patriotisme exacerbé. Hazel, l’aînée des filles, a joint un camp de reproductrices, se consacrant à donner au pays des petits aryens. Elsie, 16 ans, fait son entrée dans le monde en participant à un bal nazi, au bras d’un capitaine, amis de la famille, qui profite de l’occasion pour la demander en mariage. Pourtant, l’Allemagne va tomber, le lecteur le sais bien, mais il ne peut en prévenir les protagonistes qui verront leur monde se désintégrer sous leurs yeux.

Soixante ans plus tard, à El Paso, Reba, jeune journaliste rêvant d’une grande carrière, fait patienter Riki qui l’a demandé en mariage. Riki est un patrouilleur d’origine mexicaine dont le métier est d’intercepter les migrants illégaux et de les faire reconduire de l’autre côté de la frontière. Et s’il est pour le respect des lois, il vit de plus en plus difficilement avec les drames qu’il contribue à envenimer par son action. D’autre part, Reba fait la connaissance de Jane, fille d’Elsie, qui tient avec sa mère une boulangerie allemande. Une belle amitié va se développer entre la jeune journaliste et les femmes de la boulangerie, amitié qui contribuera à sortir Reba des pièges qu’elle a elle-même confectionnés.

Sarah McCoy sait raconter une histoire et créer un suspense qui nous tient rivé à notre lecture. On ne peut bien sûr situer une action à la fin de cette apocalypse que fut la Deuxième Guerre sans mettre en scène des personnages odieux, mais on y trouve aussi de la dignité, de l’amour et de la tendresse. Du courage et de la résilience. On s’attache immédiatement à Elsie qui est sans contredit l’héroïne principale de l’histoire, une battante, une gagnante. Et on baigne du début à la fin dans les effluves de pain chaud et de pâtisseries parfumées dont l’auteur donne d’ailleurs quelques recettes à la fin du livre. Un agréable moment de lecture.

Sarah McCoy, Un goût de cannelle et d’espoir, Pocket, 2012, 511 pages

Se perdre au pays de Monet

Quelle histoire! Je suis complètement sous le charme de Nymphéas Noirs de Michel Bussi. Un autre auteur que je n’avais jamais lu et que je suis plus qu’heureuse de découvrir.

Il me sera très difficile de parler de l’intrigue sans divulgâcher ce qui en fait tout l’intérêt. Je vais donc, exceptionnellement, recopier ici le 4e de couverture:

Le jour paraît sur Giverny.

Du haut de son moulin, une vieille dame veille, surveille. Le quotidien du village, les cars de touristes… Des silhouettes et des vies. Deux femmes, en particulier, se détachent: l’une, les yeux couleur nymphéa, rêve d’amour et d’évasion; l’autre, onze ans, ne vit déjà que pour la peinture. Deux femmes qui vont se retrouver au coeur d’un tourbillon orageux. Car dans le village de Monet, où chacun est une énigme, où chaque âme a son secret, des drames vont venir diluer les illusions et raviver les blessures du passé…

Nymphéas Noirs est un polar bien ficelé, qu’un aura de mystère contribue à rendre encore plus addictif. L’histoire s’ouvre sur un meurtre étrange qui lance les enquêteurs sur différentes pistes qui ne débouchent sur rien de concluant. Mais les piétinements de l’enquête sont aussi le prétexte pour développer les personnages, leur donner de la chair, nous y attacher et nous mélanger les pinceaux. C’est aussi le prétexte pour nous décrire Giverny de fond en comble et nous faire davantage connaître Monet, ce vieux fou qui s’est isolé durant les 30 dernières années de sa vie pour peindre des nénuphars. Peinture et peintres sont d’ailleurs de véritables personnages du roman.

Le tout nous est raconté par une plume sobre et élégante, sans grands effets de robe, un style agréable au service de l’intrigue. Du plaisir d’un bout à l’autre.

Michel Bussi, Nymphéas Noirs, Pocket, 2010, 493 pages

L’art mystérieux de l’écriture

J’ai quelque fois suspendu ma lecture d’Angélique, de Guillaume Musso, pour m’interroger sur les qualités d’un bon livre. Mauvais signe pour la lecture en cours. Quand l’esprit s’évade pour prendre du recul et s’interroger sur la valeur de la proposition littéraire, il y a sûrement un problème. Je ne suis pas fan de Musso, mais j’avais apprécié La vie est un roman qui avait valu à l’auteur le plus lu de France d’être invité à la Grande librairie. Je me rappelle avec un certain malaise de l’attitude condescendante de François Busnel qui semblait s’étonner lui-même d’y recevoir un auteur généralement regardé de haut par l’élite littéraire. Et de l’embarras évident de Guillaume Musso sensible à cette mésestime.

Pour en revenir à Angélique, disons que ce court roman (317 pages écrites en assez gros caractères) m’a laissée dubitative. Ici et là, un personnage ou une péripétie interrompt ma lecture. Et de me demander, est-ce crédible? À titre d’exemple, le personnage principal, laissé pour mort dans un palais vénitien, poignardé et submergé par une marée historique, qui soudain réapparaît sans qu’on sache de quelle manière il a été sauvé. Par ailleurs, la construction est intéressante, avec des allers-retours du passé au présent, des formes narratives diverses, rapports de police, lettre, narration.

L’histoire est difficile à résumer tant les personnages sont changeants. Un policier à la retraite se trouve entraîné dans un enquête au sujet de la mort supposément accidentelle d’une ancienne danseuse étoile par la fille de celle-ci, qui remet en question la thèse officielle. Au fil des pages, tant l’inspecteur que la danseuse ou sa fille se révèlent autres que la première impression suggérée par l’auteur. En soi, cet aspect de l’œuvre pourrait être intéressant à condition qu’on y croit. Mais voilà, ces changements de paradigmes me sont apparus artificiels, comme une recette à suivre.

Les fans de Musso pourraient mieux que moi parler de son style, que je ne pourrais qualifier de très personnel, mais de sobre, correct. À quelques occasions, j’ai eu l’impression qu’il en mettait trop, notamment dans les moments angoissants vécus par l’un ou l’autre des protagonistes.

Le premier coup le frappa à l’épaule. Il l’accueillit avec fatalisme sans même avoir le temps d’esquisser le moindre geste de protection. Il lui fit presque du bien, comme une saignée salutaire qui permettrait de le purger de ses tourments. Un coup de plus dans la vieille carcasse écrasée de fatigue, engluée dans des tourments dont il ne se libérerait jamais. Angélique libéra sa lame et réarma son bras. Une part de lui avait renoncé, presque heureuse d’en finir. Au fond, n’avait-il pas parcouru ce chemin uniquement pour en arriver là? Cette enquête était-t-elle autre chose que la traversée d’un labyrinthe dont la seule issue était sa propre mort? (p. 275)

Même dans l’insouciance propre à une lecture de plage, il me serait difficile de dire que Musso m’a fait passé un très bon moment. Dommage.

Guillaume Musso, Angélique, Calman-Levy, 2022, 317 pages