De rêves et de larmes

Je ne me lasse pas de lire John Grisham. Un grand nombre des romans de cet auteur, avocat de formation, portent sur une vision différente de la justice. Pas celui-ci. La chance d’une vie est plutôt le prétexte à mettre dos à dos la misère la plus sordide et l’extrême richesse et le risque inhérent à chacun de ces univers. Le contraste est percutant, ébranlant.

Le propos

Samuel Souleymon pratique le basket dans son petit village d’un Soudan du Sud où règnent la guerre civile, la pauvreté et la précarité. Mais il est doué et il est remarqué par un Américain d’origine soudanaise qui revient chaque année dans son pays natal pour dépister les talents. Samuel, que ses amis américains rebaptiseront Sooley, vivra au cours d’une seule année une ascension vertigineuse et tragique en migrant de sa hutte aux palais rutilants de South Beach et à sa faune décadente. Durant ce temps, la guerre frappera les siens, sa famille sera décimée et les survivants, sa mère et ses deux petits frères, réussiront à se réfugier dans un camp de l’Ouganda.

Un commentaire

J’ai adoré ce roman. Grisham maîtrise l’art du récit. Son écriture est simple et terriblement efficace. Il décrit les faits, sans fioritures, des faits qui parlent par eux-mêmes. Il sait donner vie à des personnages attachants, crédibles. On a l’impression d’une biographie plutôt que d’une fiction. Et cette histoire rend plus concret ce qui se passe au Soudan et, par extension, dans tous les pays en guerre, dans tous les camps de réfugiés.

L’échantillon

Le dimanche, en fin d’après-midi, quand le bus arriva sur le campus de Central, les étudiants attendaient leurs héros. Au bord de la route, ils applaudissaient à tout rompre, brandissaient des pancartes et jetaient des confettis. Devant le Nid, des barricades avaient été installées pour protéger les joueurs et les entraîneurs, qui descendirent sous les hourras de leurs fans. Une demi-douzaine de vans de télévision étaient garés n’importe comment et les caméras semblaient partout. À l’intérieur, c’était la folie : quatre mille étudiants et supporters remplissaient les tribunes et le terrain. Tous attendaient l’équipe qui, pour la première fois de l’histoire de l’université, faisait partie du carré magique : le Final four. Quand Mitch les conduisit à travers le tunnel pour réapparaître au cœur de la foule, le chant familier de « Soley ! Soley ! Soley ! » résonnait dans le vieux gymnase. P. 289

Un autre petit bijou du grand John Grisman

John Grisham, La chance d’une vie, JC Lattès, 2022, 389 pages

Ma soeur la truie

Dos Santos est un auteur à la fois agaçant et fascinant. Et tellement productif. Il est bon d’avoir à l’esprit, si on aborde cet auteur pour la première fois, qu’il est journaliste chevronné et reporter de guerre. Il faut aussi savoir que ses romans tiennent davantage de l’essai que du thriller, même s’il emprunte également à ces codes. J. R. dos Santos écrit pour informer. Il creuse un sujet et le restitue dans une œuvre de fiction. Tout ceci explique l’abondance (!) d’information et le caractère souvent répétitif des thèmes abordés. À un moment donné, on a envie de dire : « Ça va, j’ai compris ». Malheureusement, il n’écoute pas, Dos Santos, il cause.

Tout ceci pour vous prévenir, mais certainement pas pour vous décourager de le lire. Car le Portugais fait œuvre utile et nous permet de mieux cerner les grands enjeux du monde actuel, tel qu’il l’a fait, par exemple, pour la situation des Ouïgours dans La femme au Dragon Rouge dont j’ai rendu compte récemment.

Le propos

Je vous parle aujourd’hui d’Âmes animales, un roman philosophique. Le meurtre de Noé, éthologue[*], entraîne l’arrestation de Maria Flor, la femme du célèbre Tomás Noronha, laquelle travaillait avec Noé à un projet visant à démontrer les capacités cognitives, intellectuelles, émotionnelles des animaux ainsi que leur degré de conscience. Les tentatives de Noronha pour prouver l’innocence de sa femme seront pour lui l’occasion d’une immersion dans ce sujet brûlant d’actualité. Et aussi l’occasion de nous sensibiliser à la réalité animale. Leurs capacités, oui, mais aussi la cruauté des méthodes d’élevage industriel et leurs impacts occultés sur le réchauffement de la planète et la décroissance de la biodiversité. Qu’on se laisse convaincre ou non par les conclusions du scientifique, les faits qui les soutiennent proviennent d’une documentation importante et incontestable. Je vous assure que la lecture de ce roman nous fait flirter avec l’idée de devenir végétarien.

L’échantillon

« Ce sont des animaux extrêmement doux, observa Noé sans quitter Miss Piggy des yeux. Grâce à un net développement de leur cortex préfrontal, qui est la région du cerveau dédiée à la planification, à l’expression de la personnalité, à la prise de décisions et au comportement social, les cochons sont aussi très futés. Il y a quelque temps, j’ai entendu parler d’une Américaine qui avait une truie pour animal de compagnie. Un jour, cette femme fit une attaque cardiaque et s’écroula dans sa roulotte en criant. La truie fut très angoissée de la voir dans cet état et sortit en courant dans la rue, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant. Chaque fois qu’une voiture approchait, elle allait au milieu de la route et se mettait devant elle pour essayer de l’arrêter. Les voitures ne s’arrêtaient pas et la truie faisait des allers-retours entre la chambre dans la roulotte, pour voir comment allait sa maîtresse, et la rue, pour essayer d’arrêter une voiture. Finalement, un automobiliste s’arrêta et descendit de sa voiture. Il vit la truie courir vers la roulotte, et, intrigué, il la suivit. C’est ainsi que cette femme fut sauvée.» P. 172

Âmes animales est un livre instructif et vaut le détour pour toute personne curieuse de mieux comprendre le point de vue des défenseurs des animaux.

Je vous invite à lire cet intéressante interview de Dos Santos dans le cadre de laquelle il parle du roman, mais aussi de sa façon d’aborder l’écriture.

J. R. Dos Santos, Âmes animales, Pocket, 2023, 653 pages


[*] Science qui étudie les mœurs et les comportements des espèces animales dans leur milieu naturel

Voir comme Mona

Je ne vous parlerai pas de la biographie de Marcel Proust que j’ai relue après avoir fini de relire À la recherche du temps perdu. Je ne vous en parlerai pas parce qu’il s’agit d’une brique de 1300 pages, en deux tomes, d’une thèse savante qui n’intéressera pas grand monde. Mais si au contraire, vous recherchez ce genre de lecture, sachez que cette biographie extrêmement fouillée est l’œuvre de Jean-Yves Tadié, dans la collection Folio de Gallimard.

Mon propos d’aujourd’hui concerne plutôt Les yeux de Mona de Thomas Schlesser dont la jaquette nous annonce que ce roman français a conquis le monde. Mais pas moi. Malheureusement. Non que je n’y aie pas trouvé de l’intérêt, mais je ne me suis pas sentie happée par le récit.

Le propos

Disons d’entrée de jeu que l’auteur est historien de l’art, ce qui éclaire sa démarche pour le moins originale. L’histoire est celle de Mona, une petite fille délurée, qui subit une courte période de cécité, laquelle met tous les membres de la famille sur les dents. La famille, c’est le grand-père chéri, Henry, que Mona appelle affectueusement Dadé, le père, Paul, et la mère, Camille. Une famille unie, bien que non exempte de problèmes, notamment d’ordre financier. L’incident entraîne des investigations médicales cependant peu concluantes. Or, le grand-père, amateur d’art, a l’idée d’initier sa petite fille à la contemplation des chefs-d’œuvre de manière à ce que Mona garde en mémoire les plus belles œuvres du monde si jamais elle perdait définitivement la vue. Il entreprend donc de l’emmener chaque mercredi dans un musée pour étudier une œuvre d’art, et une seule. Cinquante-deux œuvres reproduites sur la jaquette du livre. Chaque chapitre est bâti de la même manière. Nous suivons d’abord Mona en classe ou dans la boutique de son père où nous sommes témoins de ses joies et de ses peines. Dans un deuxième temps, nous accompagnons Henry et Mona au musée, le Louvre, le musée d’Orsay ou Beaubourg et partageons la description et les réflexions propres à l’œuvre du jour.

Ce petit cours de l’histoire de l’art n’est pas sans intérêt, bien sûr, mais trop explicitement didactique. De plus, mise à part Mona à laquelle on s’attache, je trouve que les personnages manquent de profondeur, ne sont pas suffisamment étoffés. J’ai par ailleurs été agacée par un certain nombre de clichés répétitifs. Selon moi, Schlesser n’est pas une grande plume. L’originalité de la composition de l’œuvre et sa connaissance de l’art me semblent les deux qualités dominantes de ce gros roman qui se veut d’abord et avant tout un acte de transmission.

Un petit échantillon

« Impressionnistes », le mot résonnait familièrement aux oreilles de Mona, mais son grand-père lui demanda de patienter pour des explications plus fournies. Cependant, afin de bien comprendre ce que cette notion recouvrait, et comment Manet en avait été un fondateur sans s’être jamais joint au mouvement, Henry entreprit d’analyser la facture de L’Asperge. Il s’enflammait devant Mona, qui ne voulait perdre aucun de ses mots, malgré leur horrible complexité. C’était, disait-il, comme si les moyens de la peinture — ce avec quoi Manet travaillait donc — apparaissaient et se désignaient eux-mêmes, tout autant qu’ils représentaient un légume isolé. (p. 238)

Je ne voudrais pas vous laisser sans partager avec vous d’autres points de vue, dont celui de LAILA MAALOUF, dans la Presse, ou celui de Anne-Frédérique Hébert-Dolbec, dans Le Devoir, qui semblent avoir pris davantage de plaisir à cette lecture que moi.

Thomas Schlesser, Les yeux de Mona, Albin Michel, 2024, 485 pages.

Dialogue de sourds

Celui-là, j’ai fait un effort pour le terminer! C’est bien parce qu’on me l’a offert en cadeau de Noël. Une sorte de sentiment d’obligation. N’empêche, j’y ai quand même trouvé quelque satisfaction. Il s’agit du dernier livre de Kevin Lambert, Que notre joie demeure, couronné du prix Médicis. Ce qui n’est pas rien ! Son précédent, La querelle de Roberval, m’était tombé des mains avant la fin. Pas facile à lire, ce Kevin Lambert !

Le propos

C’est l’histoire d’une collision entre deux plaques tectoniques, celle des grandes fortunes et celle de ceux qui en arrachent. Plus précisément, les Ateliers C/W ont obtenu le contrat pour construire un complexe de grande envergure à Montréal, baptisé du nom provocateur de Complexe Webuy. Les Ateliers C/W, c’est la création de Céline (!) Wachowski, star mondiale de l’architecture qui a laissé sa signature sur de luxueux et grandioses édifices, partout sur la planète. Pour la première fois, la Montréalaise milliardaire pourra doter sa ville d’une réalisation de marque qui contribuera au prestige de la métropole. Or rien ne se passera comme prévu. Manifestants et militants lui mettront des bâtons dans les roues au nom de tous les problèmes qui minent la société : embourgeoisement, pénurie de logements, inégalités sociales, surexploitation des ressources, et des travailleurs, précarité des emplois, etc. Malgré un discours apparemment sensible à ces réalités, il est évident que Céline et la plupart de ceux et celles qui partagent son champagne et son foie gras ne voient dans ces protestations que les aboiements de qui mord la main qui le nourrit. Parmi ceux-ci, les rares voix dissidentes n’osent pas affronter ouvertement la patronne. Sur cette réflexion sociale se greffent les sentiments qu’éprouvent les différents protagonistes entre eux. De l’amitié, de l’intérêt, peu d’amour et beaucoup de solitude. Assez déprimant, au fond, tout cela.  

Lecture ardue

Difficile à lire, disais-je. Pas tellement en raison du choix éditorial de l’auteur qui consiste à faire de très longues phrases entrecoupées de simples virgules, à la manière de Marie-Claire Blais qu’admire Kevin Lambert. Je ne me suis pas perdue dans ces tirades. Non difficile en raison de quelque chose de plus difficile à définir et qui a trait au rythme de l’œuvre. Comme s’il manquait de variation dans ce rythme. Un peu comme si on devait écouter un long discours prononcé sur le même ton et à vitesse constante, sans pause. L’impression de devoir suivre au petit trot la pensée de l’auteur, et des différents narrateurs. Reste que Kevin Lambert écrit bien et que son livre séduit sûrement de nombreux lecteurs comme il l’a fait pour les membres du jury du prix Médicis.

L’échantillon

L’impact écologique des chantiers d’une firme comme les Ateliers C/W est très important, mais incomparable à celui des usines de meubles et de produits de décoration. Céline fait tourner des grosses manufactures au Mexique, ou est-ce plutôt à Taïwan ? De nombreux accidents ont déjà eu lieu dans ces manufactures, des histoires étouffées par des procès. Le bois qui fournit les usines arrive par paquebots, on ravage la forêt amazonienne et d’autres poumons naturels de l’Afrique et de l’Asie pour produire ses meubles, abordables mais jolis, Marielle repense à cette élégante table basse qu’on croisait dans presque tous les salons dans les années 2000, mais combien de tables de ce genre Céline a-t-elle vendues dans le monde, Marielle aimerait connaître la liste des matériaux nécessaires à sa fabrication, les coûts humains qui se cachent derrière ce produit qui a meublé toutes les maisons d’Amérique et d’Europe et qu’on trouve encore dans certains marchés aux puces. (p. 273)

Pour d’autres avis, lire l’article de La Presse, «magistral!», celui du Devoir, «roman de haute voltige» et les avis partagés sur France Inter.

Kevin Lambert, Que notre joie demeure, Héliotrope, 2022, 381 pages

Pourquoi La Recherche?

Si l’on considère souvent comme un exploit le fait de lire en entier À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, en faire le compte rendu en quelques lignes me semble un défi encore plus grand. Comme j’en ai déjà fait mention, cette œuvre volumineuse et exigeante m’a servi de lecture de chevet et d’insomnie. Quelques pages au coucher et parfois quelques pages additionnelles au cours de la nuit. J’ai donc pris des mois pour repasser au travers (j’avais lu La Recherche, comme il est convenu de l’appeler, dans le cadre d’un cours universitaire en 2007) de cette brique qui se conjugue en 7 volumes et plus de 3000 pages excluant les longues préfaces, les dossiers complémentaires et les notes. Voilà pour la description physique de la bête.

Mais comment en résumer le contenu ? Impossible. Disons tout de même que Proust parle de l’enfance et des lieux qui l’ont enchantée, d’amour et de jalousie, d’homosexualité, mais davantage encore de la mémoire, de l’art et du Temps, avec une majuscule. Ce sont ces derniers thèmes qui constituent le fil d’Ariane de cet univers touffu dans lequel nous nous perdons souvent et qui éclairent, dans le dernier tome, Le temps retrouvé, tout le projet de l’auteur. «Oui, à cette œuvre, cette idée du Temps que je venais de former disait qu’il était temps de me mettre». Et ailleurs… «Alors, moins éclatante sans doute que celle qui m’avait fait apercevoir que l’œuvre d’art était le seul moyen de retrouver le Temps perdu, une nouvelle lumière se fit en moi. Et je compris que tous ces matériaux de l’œuvre littéraire, c’était ma vie passée.» Il faut donc de la patience pour se rendre au terme de cette lecture dont le dernier tome constitue une véritable récompense de l’effort qu’on a fait en suivant pas à pas le narrateur de ville en village, de salon en salon.

Mais pourquoi donc s’astreindre à cette interminable lecture, à ces phrases si longues, à la description d’une aristocratie déliquescente croisant dans divers lieux mondains une bourgeoisie ascendante au début du 20e siècle ? Pour bien des raisons : parce que c’est le portrait quand même fascinant d’une époque révolue, parce que Proust […a inventé une nouvelle manière de capter le caractère transitoire et l’évanescence du temps.]*, parce que c’est génial même si c’est souvent ennuyeux, parce que c’est excellent comme lecture pour préparer au sommeil 😉. Et aussi parce que certains passages sont savoureux par leur humour dont on parle rarement à propos de cet auteur. En voici d’ailleurs un merveilleux échantillon :

Une dame sortit, car elle avait d’autres matinées et devait aller goûter avec deux reines. C’était cette grande cocotte du monde que j’avais connue autrefois, la princesse de Nassau. Si sa taille n’avait pas diminué, ce qui lui donnait l’air, par sa tête située à une bien moindre hauteur qu’elle n’était autrefois, d’avoir ce qu’on appelle un pied dans la tombe, on aurait à peine pu dire qu’elle avait vieilli. Elle restait une Marie-Antoinette au nez autrichien, au regard délicieux, conservée, embaumée grâce à mille fards adorablement unis qui lui faisaient une figure lilas. Il flottait sur elle cette expression confuse et tendre d’être obligée de partir, de promettre tendrement de revenir, de s’esquiver discrètement, qui tenait à la foule des réunions d’élite où on l’attendait. Née presque sur les marches d’un trône, mariée trois fois, entretenue longtemps et richement, par de grands banquiers, sans compter les mille fantaisies qu’elle s’était offertes, elle portait légèrement sous sa robe, mauve comme ses yeux admirables et ronds et comme sa figure fardée, les souvenirs un peu embrouillés de ce passé innombrable.

Jouissif ! Prochaine lecture nocturne, une volumineuse biographie de Marcel Proust, qui va m’occuper un long moment.

* Daniel Boorstin, Les créateurs, Seghers, 1994, p. 646

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu,

  1. Du côté de chez Swann
  2. À l’ombre des jeunes filles en fleurs
  3. Le côté de Guermantes
  4. Sodome et Gomorrhe
  5. La prisonnière
  6. Albertine disparue
  7. Le temps retrouvé

Publié entre 1987 et 1992, chez Gallimard dans la collection Folio classique.

Le mystère de la pietà

Veiller sur elle. Quel livre ! Quel livre ! ai-je pensé à chaque pause de lecture ! Il y a longtemps que je ne m’étais pas sentie aussi envoûtée, tant par les personnages, que par l’histoire ou l’atmosphère qui se dégage de la plume de Jean-Baptiste Andrea. Les personnages sont forts, complexes et attachants même s’ils nous font souvent grincer des dents. L’histoire est pleine de rebondissements. Mais l’atmosphère, c’est peut-être ce qui distingue ce roman et qui lui a valu de rafler, la même année, le Prix du roman FNAC et le prestigieux prix Goncourt. Une atmosphère à la fois lumineuse et voilée comme un paysage de Toscane.

Michelangelo Vitaliani et Viola Orsini sont amis. Est-ce le bon mot ? Comment qualifier le lien entre ces deux êtres que tout sépare et que rien ne peut séparer ? D’entrée de jeu, on sait que Michelangelo qui se fait appeler Mimo, car il est petit, très très petit, a été un sculpteur célèbre et qu’il vit depuis 40 ans, à l’abri du monde, dans un monastère. On sait aussi que le monastère cache dans ses entrailles la dernière œuvre de Mimo, une pietà, une statue remarquable qui a fait scandale. Il se meurt et nous raconte son histoire. Sa rencontre avec Viola et le lien indéfectible — quoique houleux — qui les unira.

Mais n’en disons pas trop. Jean-Baptiste Andrea situe l’action dans un petit village, Pietra d’Alba, près de Turin, où règnent et se détestent deux familles : les Orsini et les Gambale. C’est juste après la Première Grande Guerre qui a pris l’aîné de la famille Orsini. Viola, la seule fille du clan, a la particularité de ne rien oublier de ce qu’elle a lu — et elle lit beaucoup ! Quant à Mimo, au moment de leur rencontre, il est apprenti sculpteur et quasi-esclave dans un atelier du village. Ils se voient pour la première fois dans un cimetière… le décor est planté. Je m’arrête, car j’ai peur de trop en dire — ou pas assez… ?

Écouter les morts était son passe-temps favori. Elle s’y adonnait, m’apprit-elle, depuis qu’elle s’était accidentellement endormie sur une tombe pendant l’enterrement d’une aïeule, quand elle avait cinq ans. Elle s’était réveillée, la tête pleine d’histoires qui ne lui appartenaient pas et qui, par conséquent, ne pouvaient lui avoir été soufflées que par en dessous. Possession démoniaque, avait décrété le prédécesseur de dom Anselmo à San Pietro delle Lacrime, dom Ascanio. Hystérie de l’enfant, avait diagnostiqué le médecin de Milan chez qui on l’avait conduite quelques semaines plus tard. Il avait recommandé des bains glacés. Si les bains glacés ne fonctionnaient pas, il faudrait envisager un traitement plus lourd. Après son premier bain glacé, Viola, qui n’était pas folle, avait affirmé être guérie. Et avait commencé à sortir la nuit, en dévalant la descente de pluie en grès qui passait à côté de sa chambre, à l’arrière de la maison. Elle s’allongeait sur les tombes, parfois au hasard, parfois parce qu’elle en avait connu l’occupant. De son propre aveu, plus aucun mort ne lui avait reparlé. Mais elle tenait à être là si, d’aventure, l’un d’eux éprouvait de nouveau le besoin de se confier. C’était sa façon de rendre service. Le soir où je l’avais prise pour un spectre, elle était venue s’allonger sur la sépulture de son frère. (p.102)

LAILA MAALOUF, dans La Presse, en parle beaucoup mieux que moi.

Jean-Baptiste Andrea, Veiller sur elle, L’ICONOCLASTE, 2023, 580 pages

Paul file un mauvais coton

J’envie les gens qui savent dessiner. J’envie Michel Rabagliati. Je ne suis pas une habituée de ses bandes dessinées. Rose à l’île est ma première vraie rencontre avec cet auteur qui trace sa route hors des sentiers connus. Et une bien belle rencontre. Rabagliati innove en s’écartant ici de ses habituelles BD, mettant en scène Paul son alter ego, pour nous offrir un touchant roman graphique. Le dessin y prend moins de place que dans ses autres œuvres, mais quel dessin! Du coup de crayon minimaliste à la page couverte d’une illustration qui n’oublie aucun détail. Mais surtout, le coup de crayon qui traque l’émotion et nous la communique.

L’auteur identifie son propos comme de l’autofiction. Dans Rose à l’île, le narrateur vit une crise existentielle provoquée par une séparation et le deuil des parents. Sa fille, Rose, l’a convaincu de prendre une semaine de vacances sur cette île dont on ne donne jamais le nom, mais qu’on sait accessible au continent par un traversier qui part de Tadoussac. D’après le dessin de Rabagliati, il semble bien que ce soit l’île Verte, au large de Rivière-du-Loup. Rose espère que ce séjour dans la nature l’aidera à surmonter ses sombres pensées. Une petite semaine tranquille, quelques rencontres, ils reprennent la route vers leur quotidien. On sent qu’il s’est passé quelque chose… 

Comment en suis-je arrivé là ? Il y a des jours où je ne le sais plus vraiment. Avec le temps, c’est devenu flou. J’admets que je suis en grande partie responsable de mon naufrage, mais tout de même. Il y a cinq ans que le navire a sombré et que je flotte, encore accroché aux débris. Il faudrait tout de même avancer un peu, regarder vers l’avenir, tirer des plans, ce genre de chose. Le passé ne revient pas et l’avenir n’est pas encore là, seul le moment présent importe. Shit, je l’ai-tu entendue à toutes les sauces, celle-là. Aujourd’hui est le premier jour du reste de votre vie ! Ben oui ! Pis hier est le jour d’avant le premier jour du reste de votre vie et demain est le jour qui vient après le premier jour du reste de votre vie. Gimme a break, simonac ! (p. 114)

Ça se lit le temps d’un apéro, sous la lampe, alors que dehors la nuit est arrivée en plein après-midi ! Un apéro de bonheur !

Pour en savoir plus, cet article de La Presse

Michel Rabagliati, Rose à l’île, La Pastèque, 2023, 247 pages

Que veut la Chine?

Si Immortel de Dos Santos faisait frémir par les perspectives de la perte de contrôle sur l’Intelligence artificielle, La femme au Dragon rouge trouble encore plus. Dos Santos y décrit, sur la base d’une documentation et de témoignages crédibles, la persécution dont sont victimes les Ouïgours du nord-ouest de la Chine. Persécution ? Si les faits que nous livre l’écrivain, qui est aussi journaliste et reporter de guerre (il importe de le rappeler, sont exacts, on devrait plutôt parler de génocide. L’éradication de l’ethnie ouïgoure et de sa culture bénéficie d’une surveillance technologique sans précédent mise en place en Chine, surveillance qui n’a rien à envier à la vision apocalyptique de George Orwell dans son célèbre roman 1984. Surveillance qui s’étend même aux ressortissants chinois établis à l’étranger. L’auteur s’efforce aussi de mettre en lumière les velléités de domination mondiale de la Chine sur les plans politiques, économiques et militaires. Tout ça fait peur, très peur !

Le propos

Madina est une jeune Ouïgoure, membre du Parti communiste, qui tente vaillamment de servir le Parti tout en fermant les yeux sur ses contradictions. Pourtant, sa bonne volonté ne lui épargnera pas l’emprisonnement dans de terribles bagnes, ironiquement baptisées Centre de formation par l’oppresseur, sous prétexte qu’elle n’a jamais dénoncé son grand-père, imam, qui l’a élevée dans la religion musulmane. L’incarcération vise à briser toute volonté des prisonniers, de leur inculquer des croyances à force de privations, de répétitions, d’autoaccusations, de sévices physiques. On y pratiquerait même le prélèvement d’organes et la stérilisation forcée des femmes. Mais Madina résiste. Et un jour, un membre du Parti qui l’a autrefois aimée prend contact avec elle. Sans doute lui-même en contradiction avec les orientations du Parti, il ne peut plus supporter de savoir à quoi est soumise la jeune femme. Il organise l’évasion de Chine de Madina. Munie d’une clé USB décrivant la stratégie chinoise visant à établir sa suprématie sur le monde, elle est attendue à l’ambassade américaine de l’Inde. Mais que vient faire notre expert-cryptologue portugais dans cette affaire ? C’est que près du but, Madina est enlevée avec l’épouse de Tomás Noronha, laquelle, en vacances à Amritsar, a instinctivement secouru la jeune femme poursuivie par des hommes armés. S’ensuit une poursuite effrénée pour retrouver les deux captives.

L’extrait

L’exercice se prolongea durant deux heures. Deux heures où se croisèrent des murmures de femmes répétant sans cesse qu’elles étaient des criminelles parce qu’elles avaient appelé leur fils qui vivait au Kazakhstan, qu’elles avaient WhatsApp sur leur téléphone, qu’elles mangeaient de la nourriture hallal, qu’elles avaient prié, qu’elles avaient un passeport, qu’elles avaient viré de l’argent à une sœur en Turquie, qu’elles étaient allées rendre visite à un oncle en Égypte, qu’elles avaient jeûné pendant le ramadan, qu’elles n’avaient pas bu d’alcool, qu’elles avaient reçu quatre appels de l’étranger en un mois… La liste des crimes était variée et interminable. À en croire cet échantillon de vingt femmes, la vie quotidienne au Xinjiang était apparemment devenue un crime. Il ne manquait plus que de s’être rendues coupables de respirer sans l’autorisation du Parti. À ce rythme, elles y arriveraient sûrement…

Comme tous les livres de Dos Santos, La femme au Dragon rouge est instructif et passionnant malgré les passages didactiques un peu longs et parfois répétitifs.

À lire, cet entretien de la Presse avec l’auteur

J. R. Dos Santos, La femme au Dragon rouge, Éditions Hervé Chopin, 2023, 620 pages

Immortel, mais à quel prix?

J’ai été longtemps absente de mon blogue. La faute en revient en partie à la maladie du tricot qui s’est emparée de moi pour faire compétition à la lecture. Mais pas complètement tout de même. Durant cette longue absence, j’ai lu la moitié d’un roman magnifiquement écrit, mais qui n’a pas su capter mon intérêt. Je relis aussi, sur l’oreiller, À la recherche du temps perdu de Proust, qui demande beaucoup de temps, mais je ne le considère pas comme perdu pour autant 😉. Et j’ai lu Immortel. Le premier humain immortel est déjà né, de J. R. Dos Santos, une bonne brique de 654 pages.

Dos Santos, vous le savez peut-être, est très prolifique, pondant presque chaque année un roman impliquant une recherche exhaustive sur un sujet complexe. Celui-ci ne fait pas exception et la liste des sources s’étend sur 8 pages bien tassées. Ses romans constituent d’ailleurs d’étranges objets, à cheval sur le thriller et l’essai. Dans ce dernier, ce journaliste pédagogue tente de nous faire comprendre l’état actuel de l’intelligence artificielle (IA) et les perspectives qui en découlent, pour le meilleur et pour le pire. La vulgarisation du sujet qui sous-tend ce roman en fait un gros bouquin verbeux, mais combien instructif ! Jusqu’à la moitié du livre, on alterne sans presse d’un chapitre à l’autre, d’une conversation entre notre héros, Tomas Noronha et un spécialiste américain de l’IA à l’action d’un éminent chercheur chinois, Yao Bai. Et, tout à coup, l’action s’emballe et la tension est énorme jusqu’à la fin. 

Yao Bai, chercheur chinois, mène des recherches qui touchent la génétique et la quête d’une Intelligence supérieure. Lorsque le professeur réussit à transférer sa conscience dans l’ordinateur, tout dérape. Des catastrophes inexplicables frappent différents points de l’Amérique et il faudra toute l’intelligence et la pugnacité de Noronha pour stopper la force destructrice qu’a déclenchée cet événement incroyable, du moins temporairement… 

Extrait

On avait laissé l’intelligence artificielle réguler l’ensemble de la société. Elle était présente dans une infinité de secteurs, les marchés financiers, les infrastructures énergétiques, la distribution d’eau, les multiples réseaux de transport, le commerce, les usines et les hôpitaux, la police, les gouvernements, les forces armées. Les ordinateurs étaient dans les maisons, les bureaux, les voitures et jusque dans nos poches. L’humanité s’était livrée sans retenue à l’intelligence artificielle et elle en était désormais dépendante. À présent qu’Internet s’était réveillé, avec une conscience et une volonté propre, on découvrait qu’on était devenu ses otages. Que les machines avaient accumulé un pouvoir énorme. Que l’humanité s’en était aveuglément remise à elles. Et que personne ne l’avait prévu. (p. 449)

Immortel fait le tour de la question de l’IA, en parle de façon compréhensible et donne à réfléchir sur ce qui attend l’humanité, les espoirs et les risques que lui font courir cette inéluctable avancée technologique que constitue l’intelligence artificielle. 

J. R. Dos Santos, Immortel, Pocket, 2020, 654 pages.

KWE!

Ce mot que nous entendons de plus en plus souvent, notamment sur les ondes de la radio et de la télévision, commence à nous être familier. Ce mot, Champlain, qui aimait tant nouer des liens avec les Premières Nations, a dû l’entendre souvent. Ce mot ou ses nombreuses déclinaisons. Et il devait le prononcer aussi parce que ce grand navigateur et découvreur connaissait les rudiments des langues autochtones, ces langues qui se parlaient sur l’ensemble du continent nord-américain avant l’arrivée des Européens. Avant le drame qui frappera les occupants du territoire, avant leur acculturation forcée, leur enfermement, dans les pensionnats, dans les réserves. Que reste-t-il de ces langues aujourd’hui ? C’est la question à laquelle Caroline Montpetit cherche à répondre en donnant la parole à onze représentants des onze nations présentes sur le territoire du Québec dans un petit (mais grand) bouquin intitulé Bonjour ! Kwe ! À la rencontre des langues autochtones du Québec. On y apprend que si certaines langues (l’atikamekw ou l’inuktitut) ont résisté à l’entreprise visant à « tuer l’Indien » chez les enfants arrachés à leur famille, d’autres ont presque disparues. Et une tristesse nous atteint à la lecture de ces témoignages sobres et dignes. Nous ne pouvons rester insensibles, nous les Québécois dont la survivance de la langue et de la culture reste précaire, au drame qu’ont vécu ces peuples dont les langues et la culture furent écrasées sous la botte du colonialisme. 

Extrait

David Kistabish situe la période des pensionnats pour sa région environ entre 1955 et 1973. C’est l’époque où les agents de la Gendarmerie royale du Canada sont allés chercher les enfants autochtones dans leur famille pour les éduquer et « tuer l’Indien dans chaque petit Anishnaabe, dans chaque Algonquin ».

Cette époque marque une grosse coupure dans la transmission de la langue algonquine. L’école de bande de Pikogan, qui veut dire « tipi » en algonquin, n’a quant à elle ouvert ses portes qu’en 1968.

« Mes parents étaient les plus jeunes de leur famille. Leurs grands frères et leurs grandes sœurs étaient allés au pensionnat. »

Cette disparité familiale permet de mesurer très concrètement les effets des pensionnats autochtones sur la survie de la langue et de la culture. « Mes cousins, ils comprennent la langue, mais ils ne l’ont pas pratiquée comme j’ai eu la chance de la faire. Moi, j’ai eu beaucoup de perfectionnement avec mes grands-parents. Quand j’étais jeune, on allait dans le bois. Avec eux, c’est automatique, je parlais algonquin, parce qu’ils parlent seulement l’algonquin. » (p. 21)

Ce petit livre a plus de poids que le nombre de ses pages. Des membres des Premières Nations et quelques allochtones œuvrent à redonner aux langues et à la culture autochtones leurs lettres de noblesse, sensibilisent au drame qui s’est joué sur le territoire que nous considérons le nôtre, posent les pierres d’une nouvelle « maison longue » dans laquelle nous pourrions nous connaître, nous comprendre, cohabiter. Ce livre de Caroline Montpetit participe à ce projet de belle manière. 

Caroline Montpetit, BONJOUR ! KWE ! À la rencontre des langues autochtones du Québec, Boréal, 2022, 106 pages

Julie, la révoltée

Les plaisirs de lecture sont multiples. Parfois, nous sommes happés par l’intrigue, les personnages, parfois par la beauté de la langue, parfois par l’intérêt historique du récit. C’est le cas pour Le roman de Julie Papineau. Micheline Lachance, historienne et écrivaine, nous a donné à découvrir la rébellion des Patriotes de 1837-1838 telle que vécue par Julie, la femme du grand Louis-Joseph Papineau. Basée sur une recherche très poussée dans toutes les sources disponibles, l’œuvre est crédible et, de ce fait, passionnante. Quelle belle façon que d’aborder l’histoire par la fiction ! Il me semble toujours que cette voie m’aide à mémoriser les faits et l’atmosphère des événements.

Sans effets de plume recherchés, Micheline Lachance élabore un récit linéaire bien construit et met en scène des personnages vivants et attachants. Elle illustre sans équivoque les tensions entre les vainqueurs et les vaincus, chacun se sentant menacé dans sa langue, sa culture et sa religion, ainsi que les conflits entre les patriotes et l’Église prônant la soumission à l’autorité des conquérants. 

Extrait

Sachez, monseigneur, que si mon fils apprend à se défendre, c’est parce qu’il a vu sa mère attaquée par des voyous dans la rue. Il les a vus lui cracher au visage, l’injurier, briser les carreaux de ses fenêtres, mettant ainsi en péril la vie de ses frères et sœurs. Sachez aussi que je suis fière de lui. Et s’il m’arrive d’avoir peur pour lui, je me réconforte en pensant que le courage est une vertu. Tant qu’il y aura des hommes comme lui et comme Papineau, son père, pour défendre le pays, nous pouvons espérer survivre dans le respect de nos droits et de notre dignité. Il y en a tant d’autres qui le trahissent…

En refermant ce livre, j’ai consulté les bouquins de Jacques Lacoursière, historien respecté, pour constater que, si Micheline Lachance s’était permis d’imaginer la vie quotidienne des Papineau, elle s’en était cependant tenue, pour l’essentiel, aux faits avérés de cet épisode violent et désolant de l’histoire du Québec. Je considère donc que cette lecture est une manière ludique et pertinente pour se familiariser avec la décennie des années 1830 jusqu’aux retrouvailles de Julie Papineau avec son mari exilé aux États-Unis. 

Micheline Lachance, Le Roman de Julie Papineau, Québec-Amérique inc, 1995, 518 pages

Naviguer dans le brouillard

Toute la vie, nous naviguons à vue dans le brouillard. Nous prenons une multitude de décisions, souvent heureuses, parfois malheureuses. C’est la vie. Et c’est de ça que parle La décision de Karine Tuil.

Alma, juge d’instruction antiterroriste à Paris, doit arrêter sa décision concernant la remise en liberté ou l’incarcération d’un jeune homme, Abdeljalil, de retour de Syrie et suspecté d’y avoir rejoint l’État islamique. Les deux attentats de 2015 (Charlie Hebdo et Le Bataclan) ont mis l’opinion à vif. Pourtant, Alma tente de préserver sa neutralité en regard de la dangerosité des jeunes dont le sort est entre ses mains. En parallèle, le couple d’Alma bat de l’aile et elle s’éprend de l’avocat qui assure la défense d’Abdeljalil, se mettant ainsi en position vulnérable. Malgré les zones d’ombre, Alma doit prendre une décision risquée pour elle, pour ses proches, pour le pays…

Ce roman nous plonge dans les angoisses d’une juge pour qui compte le traitement juste et humain des prévenus. Les jeunes qui lui sont référés sont-ils récupérables ? Sont-ils sincères lorsqu’ils jurent n’avoir aucune intention malveillante, s’être trompés, vouloir refaire leur vie ? Leur remise en liberté comporte-t-elle trop de risques pour la société. Questions déchirantes pour Alma, et ce sur fond de haine et de menaces de mort. Sur fond de bouleversement émotionnel et amoureux. Sur fond de crise existentielle.

Extrait

(On attend tout de l’existence. On peut se soumettre aux lois du hasard, affirmer sa liberté et se rebeller contre ses revirements tragiques, on peut ployer sous les déterminismes ou tenter d’échapper à soi, mais c’est toujours dans l’adversité que la vérité se manifeste car vivre n’est qu’osciller entre des fulgurances contraires : l’amour et la déception ; l’espérance et le renoncement ; le bonheur et l’épreuve. On se trompe, on se trompe tout le temps. Où est la vérité ? Où est le mensonge ? La relation humaine n’offre aucun mode d’emploi, on n’a pas de grille de lecture, on tâtonne, ce n’est parfois que du ressenti, on s’appuie sur le lien qu’on a été capable de créer, nos propres convictions, notre instinct — qui souvent nous trahit —, et on aura beau se fier à des éléments cohérents, chercher à tout maîtriser, il y aura toujours une part d’incertitude, une marge d’erreur — quoi qu’on fasse, l’individu reste une énigme aux autres et à lui-même ; on ne sait jamais qui on a en face de soi. Ma décision, je l’ai prise seule, dans l’intimité de ma conscience, j’ai cru en la justice, j’ai voulu croire en l’homme, et la seule réponse à ceux qui vous opposent la mort, c’est la vie — c’est toujours la vie.)

La décision est un livre très dense qui donne à réfléchir à la véritable justice, aux préjugés, à la conscience, au courage d’agir dans l’incertitude.

Karine Tuil est l’auteure du roman Les choses humaines, couronné en 2019 par le prix Interallié et Goncourt des lycéens.

Karine Tuil, La décision, Paris, Gallimard, 2022, 352 pages